The Conversation : "Le mal-être au travail est-il une fatalité ?"

Société Article
Le burn-out est largement dénoncé mais les cas continuent à se multiplier, générant un sentiment de résignation. alex kotliarskyi unsplash
Le burn-out est largement dénoncé mais les cas continuent à se multiplier, générant un sentiment de résignation. alex kotliarskyi unsplash
Après les salariés, ce sont les députés qui sont victimes de souffrance au travail et menacés de burn-out. Ces situations engendrent un sentiment général de résignation, qui peut être combattu.
Stress, burn-out, risques psychosociaux : ces termes techniques nous sont devenus familiers. Le phénomène du mal-être au travail semble toucher de plus en plus de personnes autour de nous, qu’il s’agisse d’un collègue ou d’un proche, quand il ne s’agit pas… de nous-même. Tous les niveaux hiérarchiques sont concernés, tous secteurs confondus : direction d’entreprise, encadrement, exécutants, indépendants. Même les députés, collaborateurs et fonctionnaires de l’Assemblée Nationale ont dénoncé, début juin, des conditions de travail de plus en plus difficiles.

La situation n’évolue pas, alors que jamais la santé mentale au travail n’a été aussi présente dans le débat public et scientifique. Le sujet s’est imposé en 2000 avec les travaux de la psychiatre Marie-France Hirigoyen autour du harcèlement moral. L’hyper-médiatisation des suicides chez France Télécom a suivi, dès 2006. Depuis, se sont enchaînés trois plans Santé-Travail (le dernier couvrant 2016 à 2020), un Accord National Interprofessionnel sur la Qualité de Vie au Travail (en 2013), la loi Rebsamen (en 2015), des groupes de travail ou des missions dédiées, jusqu’aux débats récents autour de la reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle. Aujourd’hui, on attend le rapport de la mission sur la prévention des risques professionnels lancée par le gouvernement en novembre 2017, annoncé pour mars et plusieurs fois reporté.

Ainsi s’installe peu à peu, en chacun de nous, l’idée que la souffrance psychique au travail est une fatalité. Les scientifiques, pourtant, ont des pistes – et même une responsabilité – pour lutter contre ce sentiment général de résignation.

Des maux difficiles à mettre en mots

L’une des causes assez évidentes au fatalisme ambiant est le contexte global de crise économique et de peur du chômage, où chacun mesure sa « chance d’avoir un travail ». Ces circonstances amènent certains salariés à relativiser leur mal-être, à « faire avec ». Mais elles n’expliquent pas tout. Quid, par exemple, du fatalisme qui s’exprime aussi chez des fonctionnaires en souffrance psychique, alors même que ceux-ci bénéficient de la garantie de l’emploi ?

Au-delà du contexte économique, la résignation tient, à notre sens, à la difficulté de mettre précisément le doigt sur la souffrance mentale. Cet état n’est pas facile à caractériser, y compris pour les chercheurs. Dans une même situation de travail, une personne se sentira stressée alors qu’une autre, non ; une personne peut aussi se retrouver en état de mal-être alors qu’elle ne l’était pas quelques années auparavant, dans un cadre inchangé.

Il est également délicat d’établir un lien de cause à effet entre des facteurs forcément nombreux – parmi lesquels certains relèvent de la sphère privée – et la souffrance mentale d’une personne.

Par ailleurs, les mots pour désigner cette souffrance ne sont pas toujours bien définis, compliquant la « mise en mots des maux », tant par la personne qui souffre que par la personne en charge de prévenir cette souffrance. En effet, un même terme, par exemple « stress », peut recouvrir des réalités différentes selon la personne qui l’utilise, son métier, son milieu ou son expérience. Dans la bouche d’une infirmière, le mot « stress » peut faire référence à sa charge de travail et au manque de moyens pour l’accomplir. Pour un policier, ce mot peut désigner un tout autre phénomène, par exemple les situations d’incertitude où il doit prendre une décision difficile comme dégainer son arme. Ces concepts « valises » rendent les phénomènes difficiles à décrire précisément.

Des actions ciblées sur les individus, qui ne modifient pas l’organisation du travail

Une autre explication au fatalisme généralisé découle de la précédente. Comme la souffrance mentale est difficile à mettre en évidence, il n’est pas simple de réunir les acteurs de l’entreprise autour d’une même démarche de prévention, acceptée et partagée par tous.

Même si certains organismes tels que l’Agence Nationale d’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT) ou l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS) encouragent une telle initiative, la réalité est toute autre.

Les accords de prévention, quand ils existent dans une entreprise, sont souvent appliqués a minima. Généralement, ils se limitent à des actions de formation ou de soins ciblées sur les individus, sans modifier sur le fond le travail et son organisation. Selon les observations que nous avons pu réaliser en entreprise dans le cadre de nos recherches, la démarche de prévention se transforme régulièrement en quête d’un responsable des maux, tournant à la « chasse aux sorcières ». De quoi paralyser le processus… voire accroître le sentiment de mal-être !

Le bien-être des salariés, vraiment bon pour la performance économique de l’entreprise ?

Et si le fatalisme tenait, aussi, à une remise en question plus profonde du lien entre bien-être et performance ? En effet, il est communément admis que le bien-être des salariés est bon pour la performance économique de l’entreprise. Intuitivement, on se dit que ce bien-être améliore leur engagement, leur motivation, leur capacité d’innovation, tout en réduisant le turn-over et l’absentéisme.

Sauf que… peu d’études scientifiques le prouvent, comme indiqué dans une synthèse de la littérature réalisée en 2014. Les rares travaux publiés ne montrent ce lien qu’indirectement, en calculant le coût pour l’entreprise de la non-prévention de la souffrance mentale. Cela a été fait pour le secteur du bâtiment ou dans une approche englobant plusieurs secteurs d’activité.

Le doute est permis, si bien que certains n’hésitent pas à en tirer la conclusion inverse. La performance de l’entreprise serait meilleure… avec des salariés en mal-être ! Un comité du Centre des jeunes dirigeants d’entreprises (CJD) écrit ainsi : « Il est même probable que sur le court terme, on puisse obtenir plus d’un individu par la peur, le contrôle et la contrainte que par l’empathie et l’autonomie » (à lire dans le rapport d’étape du comité de pilotage et des commissions du bien-être, rendu public en 2010).

Aux chercheurs de montrer les effets du bien-être des salariés sur la performance des entreprises

Aujourd’hui, le bien-être est essentiellement appréhendé par les directions d’entreprises comme coûteux en temps et en finances. Il pourra être considéré, au mieux, comme une source d’amélioration de l’image et de la réputation de la société. Rarement comme un réel bénéfice.

Faut-il, alors, considérer que la souffrance psychique est inhérente au travail ? Sûrement pas. La communauté scientifique peut, et doit, se mobiliser. Aux chercheurs de prouver, par leurs travaux, que l’accroissement du bien-être des salariés augmente la performance des entreprises – pour autant que cet effet existe.

Ils doivent aussi trouver des indicateurs fiables permettant de suivre la santé mentale des salariés, de manière quantitative et qualitative. On ne pourra pas se contenter éternellement de surveiller uniquement des taux d’absentéisme et de turn-over. Car on sait bien que, par leur culture et leur formation, les décideurs dans les entreprises ont tendance à privilégier les ratios « robustes » et objectifs comme le chiffre d’affaires ou la productivité. La santé des salariés doit pouvoir, elle aussi, se mesurer en chiffres et entrer dans un tableau Excel.

Pour trouver de tels indicateurs, des chercheurs de plusieurs disciplines pourraient travailler ensemble, qu’ils soient issus de l’économie, de la sociologie, de la gestion, de la psychologie ou de l’ergonomie.

Un coût pour la collectivité, et pour les entreprises

Dans les entreprises, le management ne peut pas faire l’économie de se préoccuper de la santé mentale de ses salariés – ne serait ce qu’en raison du risque, réel, de se voir intenter des procès, notamment devant une juridiction pénale.

Plus globalement, il est temps de réfléchir collectivement à un principe de responsabilisation des entreprises les plus à risque. Il est possible de s’inspirer du modèle « pollueur-payeur », à l’instar de ce qui a été fait pour préserver l’environnement et lutter contre le dérèglement climatique. Cela pourrait s’inscrire dans la réflexion plus large lancée par le gouvernement autour du statut de l’entreprise – Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et Jean?Michel Senard, patron de Michelin, ayant été missionnés dans l’idée de redéfinir sa finalité et sa gouvernance.

The ConversationIl y a urgence. On sait que l’absence de prévention des affections psychiques entraîne un coût majeur pour la collectivité. Celles-ci ont représenté un fardeau de 230 millions d’euros en 2016, supportés par la branche accidents du travail/maladies professionnelles de la Sécurité sociale. Elles sont aussi un coût pour les entreprises, le coût social du stress étant évalué en 2007 (il y a plus de dix ans !) entre 2 et 3 milliards d’euros, selon une étude réalisée par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.



Publié le20 juin 2018
Mis à jour le18 octobre 2018