The Conversation : "Le populisme peut-il être un concept scientifique ? "

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 Il quarto stato, huile sur toile de 293 × 545 cm. L'œuvre est centrée sur les luttes sociales dans le monde du travail, mouvements parfois perçus comme « populistes ». Giuseppe Pellizza/Wikimedia
Il quarto stato, huile sur toile de 293 × 545 cm. L'œuvre est centrée sur les luttes sociales dans le monde du travail, mouvements parfois perçus comme « populistes ». Giuseppe Pellizza/Wikimedia
De quoi parle-t-on exactement quand on parle du populisme ? Ce concept n’en dit-il pas davantage sur ceux qui l’emploient que sur ceux qu’ils désignent ?
Le populisme a beau être régulièrement présent dans l’actualité, sa définition reste floue. Que recouvre-t-il exactement ? A-t-il un réel contenu ou n’est-il qu’une coquille vide, une sorte d’étiquette stigmatisante utilisée pour discréditer des adversaires jugés inconvenants ?


S’il est permis d’avoir des doutes sur la consistance du phénomène, c’est d’abord parce que le populisme décrit des situations très diverses, depuis les populismes « historiques » en Russie et aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, jusqu’aux partis politiques actuels qui critiquent l’Union européenne et la politique migratoire, en passant par les divers mouvements d’Amérique latine.

Un univers diversifié

Les partis populistes ont certes des traits communs (la critique des élites dirigeantes, la valorisation du peuple, le charisme du leader ou encore un style politique fondé sur la démagogie et l’invective) mais tous ces éléments sont présents à des degrés divers dans la vie politique. En outre, le contenu idéologique du populisme reste fuyant : on a affaire autant à des idées de gauche qu’à des idées de droite, à des projets libéraux qu’à des projets interventionnistes, à des valeurs progressistes qu’à des valeurs conservatrices. Une divergence notamment les oppose, et non des moindres : la façon de définir le peuple, avec une dominante plus identitaire et nationale pour les uns, une dominante plus sociale pour les autres.

Dominique Reynié : « Les partis populistes de droite sont devenus des partis de la classe ouvrière », France Inter.


Un signe confirme cette diversité : l’absence d’alliance européenne des populistes. Au Parlement européen, les partis dits populistes se divisent entre un bloc de gauche (le groupe « Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique », qui comprend notamment La France insoumise, Die Linke, Podemos ou Syriza) et un bloc de droite (le groupe « Identité et liberté », qui comprend le RN français, la Ligue de Salvini, les Vrais finlandais, le Vlams Belang flamand ou l’AfD allemande).

Ce dernier est loin d’être exhaustif puisqu’il laisse de côté le Parti du Brexit (Royaume-Uni), Aube dorée (Grèce) et le Jobbik (Hongrie), qui siègent avec les Non inscrits. De même, le parti Droit et Justice (Pologne) se retrouve dans le groupe des « Conservateurs et réformistes européens », tandis que le Fidesz de Viktor Orban (Hongrie) est au Parti populaire européen. Bref, les partis populistes ont des points communs, mais leurs divergences sont suffisamment fortes pour les empêcher de constituer une alliance générale et durable.

La Révolution française, un « moment populiste » ?

Curieusement, le terme populisme est utilisé de manière très restrictive : s’il est aujourd’hui facilement employé pour désigner les partis qui suscitent une forte répulsion, il n’est jamais utilisé pour qualifier des phénomènes qui, par le passé, ont pu présenter certaines affinités avec le populisme.

Par exemple, la Révolution française ne pourrait-elle pas être vue comme un « moment populiste » ? Comment considérer en effet la critique des élites et des privilèges que l’on trouve aussi bien dans l’opuscule de l’abbé Sieyès que dans les Cahiers de doléances, et dans quelle rubrique classer le fameux serment du jeu de Paume : « nous sommes ici par la volonté du peuple » ?

La Révolution française, un grand moment populiste ? Le Serment du Jeu de paume par Jacques-Louis David (1789). Jacques-Louis David/Wikimedia


De même, le « Printemps des peuples » du milieu du XIXe siècle n’a-t-il pas incarné une forme de révolte populiste contre le carcan des élites aristocratiques et des empires vainqueurs de 1815 ?

Et lors de la décolonisation, les mouvements de libération nationale e n’ont-ils pas été eux aussi des mouvements populistes, comme peuvent l’être aujourd’hui les mouvements indépendantistes en Catalogne ou en Écosse ? Bien sûr, on peut discuter longuement de la dimension populiste de tous ces mouvements, mais le fait est qu’ils contiennent a minima une dose de populisme.

L’essence même de la démocratie

Une difficulté plus importante est que le populisme peut être vu comme l’essence même de la démocratie. On connaît la formule de Lincoln : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » – formule reprise dans la Constitution de la Ve République. On peut également citer le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, censé régir le droit international depuis les Quatorze points du président Wilson.

Le slogan « power to the people », chanté avec une touche de naïveté par l’ex-Beatles John Lennon dans les années 1970, a été perçu comme une ode à la démocratie, et non comme une dérive populiste.

« People have the power », John Lennon.


Affirmer que le populisme tourne le dos à la démocratie se heurte donc à une contradiction logique. Du coup, traiter quelqu’un de populiste, n’est-ce pas lui reprocher d’être démocrate, avec d’ailleurs le risque que celui-ci ne retourne le mot pour s’en revendiquer ? C’est ce qu’avait fait Jean‑Marie Le Pen : « Si être populiste, c’est reconnaître au peuple la faculté d’opinion, le droit de l’exprimer et l’écouter [sic], alors, oui, car du même coup, c’est être démocrate. »

À gauche également, la philosophe Chantal Mouffe, proche de la France insoumise, revendique un « populisme de gauche ».

Retournement du stigmate

Cette réappropriation de l’étiquette populiste, qui correspond à un processus classique de retournement du stigmate, n’est pas anodine : elle indique que le label ne suffit pas à faire peur, voire qu’il devient un titre de fierté. N’a-t-on pas vu le président Macron tenter de conjurer cette inflexion en affirmant : « Nous sommes des vrais populistes » (novembre 2018) ?

Manifestement, le mot peine à faire office de repoussoir. Pire : il finit par renseigner davantage sur ceux qui l’utilisent que sur ceux qu’il est censé désigner. Le terme devient un révélateur : il marque l’appartenance aux cercles du pouvoir. Du coup, la source de la menace devient moins claire : est-elle du côté des partis populistes ou du côté de ceux qui les condamnent ?

Si le doute est permis, c’est aussi parce que les principaux reproches qui sont adressés au populisme (l’autoritarisme, le déni du pluralisme, le mépris de l’adversaire, le refus du débat et de la liberté des médias) peuvent aisément servir à qualifier les méthodes qui sont utilisées pour lutter contre le populisme.

L’analyse des causes

La dernière difficulté, peut-être la plus importante, concerne l’analyse des causes. Cet aspect du débat est moins questionné parce que le populisme est souvent abordé sous l’angle de la morale ; or la morale fait rarement bon ménage avec les explications.

Il paraît pourtant difficile de dissocier la montée du populisme de la fameuse crise de la représentation politique évoquée dès les années 1980, qui s’est amplifiée avec la construction européenne et la mondialisation. De fait, on ne peut ignorer que le tournant néo-libéral opéré par les partis de gouvernement a semé le trouble dans les électorats, d’autant que l’encadrement des États par le droit et le marché a laissé entendre que la politique devenait impuissante.

Le sentiment s’est alors diffusé que la classe politique, devenue consensuelle sur l’essentiel, menait des réformes correspondant à ses intérêts de classe sociale.

L’Union européenne, cogérée par la gauche et la droite dans le cadre d’une gouvernance apolitique, marquée par l’opacité et le « déficit démocratique », ne paraît pas répondre aux standards du régime parlementaire, ce qui ne peut que conforter l’impression que les élites se sont éloignées de la démocratie.

Une réaction contre le dédain du « populaire »

Le désarroi d’une partie de l’électorat est renforcé par un contexte qui a vu les élites cesser de valoriser la nation au profit de la mobilité et de la liberté, et qui donnent le sentiment de se préoccuper davantage de l’insécurité climatique que de l’insécurité sociale, physique ou culturelle.

La sociologie des classes aisées montre même une forme de sécession, à la fois sur le plan social et sur le plan territorial puisque, en même temps que les élites plaident pour l’ouverture des frontières, elles construisent des frontières sociales par le biais de la hausse des prix de l’immobilier ou des frais d’inscription dans les grandes universités et les écoles de commerce, ce qui les place de facto à l’abri des affres du monde. En ce sens, il est difficile de ne pas voir dans le populisme une réaction contre les tendances élitaires ou élitistes des démocraties contemporaines, où s’exprime un certain dédain pour le « populaire ».

Pour toutes ces raisons, le populisme lance un sérieux défi aux sciences politiques et sociales. Naturellement, l’analyse du phénomène, tant du point de vue de ses formes que du point de vue de ses causes, reste indispensable. Mais le risque est que, en cédant à la tentation bien commode de la dénonciation, les universitaires laissent entendre qu’ils se situent du côté des élites, dont ils seraient en quelque sorte le porte-parole tout autant que la caution morale, bref une sorte d’intellectuel organique au sens gramscien du terme.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le30 septembre 2019
Mis à jour le27 avril 2022