The Conversation : "Pourquoi certains adorent détester Emmanuel Macron ?"
Les larmes furtives de la monarque bouleversent le pays et rappellent à quel point l’affichage de la perte de maîtrise des émotions peut entrer en phase avec l’attente du pays à son égard. Un dialogue étonnant avec son premier ministre illustre ce qui fait toute l’originalité de la série : bien que le pays soit obsédé par les conventions, les étiquettes et les protocoles, les deux protagonistes semblent en permanence tourmentés par les ressorts émotionnels du consentement du peuple dans les périodes de crise.
Comment cet épisode dramatique du règne d’Elisabeth II peut-il nous éclairer sur la façon dont les représentants du peuple – élus ou désignés – sont systématiquement pris en étau entre « deux corps », la fonction publique à laquelle se mêle l’émotion personnelle ?
Il y a près d’un siècle le philosophe Ernst Kantorowicz a théorisé ce qu’il a nommé « les deux corps du roi ».
Il souligne que le Roi est aimé et redouté parce qu’il n’est pas infaillible, qu’il souffre et qu’il doute, qu’il est fait de chair et de passions. Mais le chercheur ajoute que celui qui gouverne est aussi divin par la grâce du pouvoir qu’il exerce et qu’il va transmettre. Incarnation de la communauté, il porte en lui la forme perpétuelle de l’humanité. À la fois charnel et divin, il est le garant intemporel du consentement des individus à l’autorité.
Emmanuel Macron et l’incarnation de la fonction
En France, la monarchie de droit divin a certes cessé d’être le modèle de référence politique pour laisser place à la démocratie et à la République. Néanmoins sous la Vᵉ République, les présidents ont éprouvé ce puissant dédoublement de personnalité où le corps mortel de l’élu du suffrage universel entre en coexistence, presqu’en symbiose, avec le corps christique du souverain qui représente les lois, l’identité et le destin national. Depuis 1962 et l’élection du président au suffrage universel direct, la personnalisation du pouvoir a favorisé un régime d’hyper-présidentialité.
À l’instar de ses prédécesseurs, Emmanuel Macron s’est glissé dans la fonction en mobilisant des gestuelles et des rituels censés intégrer et favoriser ce puissant dualisme. Pendant la campagne électorale, lors de l’investiture jusqu’à l’Arc de Triomphe et à l’occasion de la première commémoration du 14 juillet en présence du président des États-Unis, de nombreux commentateurs ont souligné que son inexpérience et sa jeunesse l’obligeaient, pour être pris au sérieux, à en rajouter dans la gravité solennelle.
Cependant, contrairement à certains de ses prédécesseurs – on pense notamment à François Mitterand ou VGE à qui le jeune président a été comparé, il est rapidement apparu que, pour une partie de l’opinion publique – exprimée par exemple lors des élections européennes en 2019 –, cette juxtaposition de la chair et du spirituel provoquait de l’incompréhension et souvent même une sorte de malaise. La fiction de la double corporéité du roi ne fonctionnait pas vraiment sur son versant humain, elle était perturbée par un mécanisme d’exaspération par rapport à sa façon de se comporter sur la scène publique.
On cite volontiers des séquences filmées qui ont fait le buzz pour des mots qui ont faché mais le brouillage s’est lentement instauré au fil des trois crises qu’il a dû gérer durant son quinquennat (les réformes de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF), des Aides Personnalisées au Logement (APL) et de système de retraite ; le mouvement social des « gilets jaunes » ; la contestation des mesures gouvernementales pendant la crise sanitaire du Covid). Sur chacun de ces temps de mécontentement social, la personne du président a été nominativement ciblée avec virulence sur les registres de la trahison, de l’arrogance et de l’autoritarisme.
Si la défiance des élites est une composante bien documentée dans les sciences sociales, la détestation publique exprimée à l’encontre d’Emmanuel Macron, qu’il s’agisse de son physique, son verbe, son style, interroge.
En m’inspirant de la théorie des deux corps du Roi, je fais l’hypothèse que ces reproches cinglants illustrent pour partie un brouillage inédit des codes concernant les ressorts charnels et corporels de l’exercice du pouvoir présidentiel au quotidien.
L’homme visé au-delà du président
Dans les reproches adressés au président, on découvre un degré impressionnant de détestation personnalisée venu d’acteurs publics très différents : « super menteur » selon son opposant politique Jean‑Luc Mélenchon, dictateur pour l’influenceur Julien Malara, « grand escroc », autocrate, tyran, simulateur, tartuffe pour de nombreux intellectuels… Et si la charge est parfois moins violente – on décrit un président ambivalent, arrogant, opportuniste, méprisant, vertical, maître des horloges, roi soleil –, chez Madame de Fontenay (organisatrice des Miss France), c’est bien l’homme qui est visé au-delà de la fonction.
Ces expressions d’exaspération indiquent une discordance charnelle inédite. Le président suscite une aversion profonde qui semble faire référence, sur le plan émotionnel, à sa façon de sourire, d’interpeller, de gesticuler, de charmer, de sermonner, de promettre, de se mettre en colère… Sa corporalité et sa façon d’être dérangent, y compris dans ses rangs.
En analysant les témoignages de personnes qui ont côtoyé ou combattu le président depuis cinq ans, on peut spécifier, dans la longue liste des exaspérations, trois reproches qui reviennent en boucle : le débatteur affiche sans cesse son empathie avec ses interlocuteurs alors qu’il semble dépourvu d’humanité ; le leader se réfère volontiers aux passions du collectif alors que l’on ne lui reconnaît ni enracinement ni attachement ; enfin le décideur affiche en toutes occasions une détermination volontaire qui cadre mal avec l’indétermination des orientations impulsées par son Gouvernement et la philosophie apartisane du « en même temps ». Le président est perçu comme insensible, hors sol et sans boussole. En s’additionnant, ces trois registres de critiques à l’encontre du corps mortel du roi brouillent la promesse divine du consentement au souverain.
Un « Rastignac » à l’Elysée ?
Le premier registre est sentimental, émotif, voire romanesque pour celui qui est parfois comparé à Rastignac, le célèbre héros de Balzac.
Emmanuel Macron n’a que la quarantaine et tout, dans les récits sur son itinéraire et sa prestance, fait référence aux atours insolents et parfois arrogants de cette jeunesse. La silhouette, la démarche, le langage, les mimiques du visage, la joie de vivre, l’entrain, la malice, l’empathie. Chaque apparition met en discussion une fierté juvénile qui surprend, qui détonne et finalement agace souvent les interlocuteurs et les observateurs par rapport au rôle attendu.
Ceux qui l’ont rencontré en tête à tête confient par exemple que le président a de l’allant et de la répartie, qu’il sait entrer en communion avec ses hôtes, qu’il les interpelle avec chaleur et empathie. Dans le feu des échanges, il touche même souvent le bras ou l’épaule d’un convive. Et en le quittant, ses invités reconnaissent qu’ils sont alors sous le charme, même s’ils découvrent ensuite combien cette empathie complice ne présage en aucun cas des possibles conséquences sur les décisions à venir.
Dans les débats publics aussi, qu’il prend visiblement plaisir à animer et à dynamiser, Emmanuel Macron se pose volontiers en séducteur. L’homme s’affiche attentif, offensif, précis, souvent mordant et joueur. Mais cette gestuelle de séduction, qui est le propre des élus charismatiques, dégage un sentiment de prétention et elle provoque souvent la désagréable impression que ses désirs et ses élans restent insondables, indéchiffrables, en suspension. On perçoit des lueurs et des ardeurs mais aussi une forme de cynisme, et personne ne parvient à décrypter les fondations intimes et les ressorts affectifs liés à son numéro de séducteur.
Une trajectoire qui interroge
Le tableau se complique avec sa trajectoire de vie. L’homme n’affiche pas de blessures visibles pour ceux qui l’ont côtoyé dans ses années universitaires. Il a un grand amour précoce difficile à décrypter et rien ne filtre sur ses amis d’enfance. On ne lui connait pas de cercle d’affidés ni de réseaux de complices comparables à ceux de ses prédécesseurs. Dans sa communication, il affiche des « racines » et des « amis » qui sont aussi des célébrités. Mais on a l’impression qu’il est de marbre et que, toujours, il semble avancer en solitaire. Son entourage proche reconnaît en off que sa façon même d’exprimer son attachement aux autres relève d’une posture qui ne semble ni paternaliste, ni genrée, ni même sexuée. L’attitude intrigue et déroute.
Le deuxième registre est cérébral, moral, littéraire. Là aussi, le cursus universitaire, la vivacité d’esprit et la trajectoire intellectuelle et professionnelle du président produisent un curieux cocktail d’attrait et de rejet. Il se pique de philosophie et son mandat est jalonné de longs discours sur les grandes questions de société et de rencontres au sommet qui mobilisent des concepts et usent de procédés rhétoriques élaborés. Sur la scène internationale par exemple, les observateurs étrangers tarissent rarement d’éloges sur l’éloquence, l’érudition et l’audace du French president. Et certains déplorent même son incompréhensible impopularité sur ses propres terres.
Hors sol ?
Précisément, son logiciel technocratique et son look policé de premier de la classe sont systématiquement mis en relation avec son déficit d’ancrage et son absence de terres électives, presque son absence de racines et de valeurs autres que le statut de « président des riches ».
L’impression n’a presque pas changé six ans plus tard. Il a beau eu faire le récit introspectif de la densité et de la profondeur de son attachement à la France, le sentiment de son aterritorialité persiste. Il y évoquait pourtant les « forces telluriques » ou son lien fort avec sa grand-mère.
Rien n’y fait. Le jeune élu parait toujours trop lisse, hors sol, éthiquement et physiquement, sans terroir, sans accent, sans ancêtres ni sentiers de dépendances. On retrouve à cet égard des résultats mis en avant dans la littérature scientifique qui attachent l’éligibilité présidentielle aux critères sensibles de l’authenticité et de la territorialité.
Sans boussole
Le troisième registre est performatif, pragmatique, concret. « L’entreprise Macron » s’est installée dans le paysage politique en annonçant une transformation en profondeur du système partisan, du fonctionnement des élites et de la façon d’administrer la France.
La métaphore « En marche » annonçait le mouvement, les nouveaux chemins, les voies escarpées, la progression cadencée et déterminée. Pourtant, si la composition des deux gouvernements successifs a permis de découvrir une palette diversifiée de profils avec des ouvertures remarquées sur la société civile, elle n’a jamais permis de repérer, dans la course, celles et ceux qui semblaient incarner avec lui la fameuse doctrine du « macronisme ». Dans leur ouvrage réquisitoire, Le traître et le néant, les deux journalistes du Monde constatent que le président « fait le vide » et qu’il « prospère sur le vide » en ne construisant aucune équipe durable autour de lui. Ses ex-soutiens lui reprochent d’avoir trahi François Hollande, d’avoir renoncé aux ambitions de départ, d’exercer le pouvoir sans partage, de négliger les projets portés par son parti…
Le cas Macron ouvre aussi une autre perspective analytique concernant les controverses scientifiques sur la place des épreuves émotionnelles dans le jugement politique.
Le consentement à l’autorité
L’attachement viscéral du peuple à ses gouvernants fait penser à la célèbre thèse sur la servitude volontaire. Etienne de la Boétie (XVIe siècle) y défendait l’idée que la légitimité de toute autorité se construit sur une obéissance qui n’est pas imposée, presque accidentelle historiquement. Cette acceptation de la domination bute depuis cinq ans sur une transaction charnelle contrariée. Dans l’énigme politique du consentement des individus à l’autorité, Emmanuel Macron est en quelque sorte disruptif à son corps défendant…
À cet égard, pour conclure sur la théorie d’Ernst Kantorowicz et non sans lien avec la reine Elisabeth dans The Crown, le rôle que le président français joue depuis quelques semaines dans la guerre déclarée par la Russie à l’Ukraine esquisse peut-être un tournant dans sa façon corporelle d’incarner le pouvoir. Il s’exprime aussi au nom de l’Union européenne, s’expose. Il réconforte, encourage, interpelle ou tance les principaux protagonistes du conflit. Au gré de ses appels téléphoniques quotidiens, sa personne centralise mots et émotions. L’épreuve de la guerre rend désormais évidente et nécessaire la cohabitation des deux corps.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le14 mars 2022
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L'auteur
Directeur de recherche CNRS en science politique
Université Grenoble Alpes (UGA)