The Conversation : "Réformer l’OMC pour sortir de la crise du multilatéralisme"
Parmi les raisons de ce regain d’intérêt : l’enlisement des négociations du cycle de Doha pour le développement, les attaques de l’administration Trump à l’encontre de l’institution allant jusqu’à menacer d’en sortir – et plus globalement contre le multilatéralisme –, les propositions de réformes portées par cette même administration, ainsi que les mesures de politique commerciale engagées, selon des motifs différents, à l’encontre de la Chine, de l’UE et de la Turquie. Les dynamiques post-crise financière de 2008 ne sont pas non plus étrangères à la situation. Elles ont en effet conduit à une exacerbation des concurrences et des rivalités interétatiques. Exacerbation amplifiée par la multiplication des accords commerciaux bilatéraux et régionaux.
Triple mise en échec
Depuis 2012, le ralentissement du commerce mondial a aussi remis en cause l’un des postulats centraux de la globalisation : la libéralisation des échanges est source de croissance, de création de richesse, d’emploi et de bien-être ; elle améliore la productivité globale des facteurs et, en retour, assure le développement du plus grand nombre.
Les nouveaux équilibres de puissance, issus de la crise, complètent le tableau d’une triple mise en échec économique, écologique et sociale de la globalisation produite par l’institutionnalisme libéral durant ces quatre dernières décennies. De surcroît, le travail de crise a amené à la prise de conscience que la globalisation et le paradigme libre-échangiste, qui lui sert de matrice, s’avèrent incapables de répondre aux enjeux économiques, environnementaux et sociaux qui se posent (réduction de l’inégalité globale, perte de biodiversité, décarbonisation, etc.).
Quelle nouvelle architecture du commerce et de l’investissement internationaux ?
C’est pourquoi une réforme de l’OMC paraît aujourd’hui indispensable. Le président Emmanuel Macron a d’ailleurs appelé à établir une première feuille de route à l’occasion du sommet du G20 de Buenos Aires, en Argentine, qui se déroulera les 30 novembre et 1er décembre 2018.
Il semble en effet nécessaire de réfléchir à une nouvelle architecture du commerce et de l’investissement internationaux (NACII) : aujourd’hui, les liens structurels, réglementaires et de politique économique entre commerce international et investissement direct étranger, comme entre les avantages comparatifs des nations et les avantages compétitifs des firmes, n’ont jamais été aussi profonds. Il convient en conséquence de penser les deux simultanément, et de sortir d’une gouvernance en silo qui maintient l’investissement, la concurrence et la finance en dehors de l’OMC.
De plus, les objectifs de développement durable des Nations unies (ODD) retiennent une approche intégrée des enjeux économiques, sociaux et environnementaux tout en posant les bases de la finalité d’une NACII : le développement durable. Cela implique des politiques commerciales favorables à l’inclusion sociale, à la protection de l’environnement, à la décarbonisation de l’économie mondiale ou, dans une moindre mesure, des politiques qui n’aggravent pas les problèmes sociaux et environnementaux.
Une nouvelle OMC nécessairement bottom-up
Cette NACII prendrait appui sur une rénovation du système commercial multilatéral et de son institution de régulation, en l’occurrence l’OMC. Mais, l’OMC étant une organisation conduite par ses membres, toute proposition imposée par le haut ou qui leur échapperait serait vouée à l’échec. Aussi, la NACII ne peut être que bottom-up. De même, la règle du consensus empêche toute réforme remettant en cause les acquis institutionnels du système commercial, particulièrement le statut de pays en développement. Enfin, la NACII ne devra pas se limiter à une réforme de la gouvernance de l’institution, mais ouvrir le débat sur les modalités et, surtout, les finalités des négociations commerciales internationales en cours.
Dans les chantiers à ouvrir, il conviendrait d’abord de consolider la fonction « forum de discussion » de l’OMC afin que cette dernière ne se réduise pas à uniquement à une enceinte de négociation pour la libéralisation des échanges. L’OMC se doit d’être un lieu de discussion et d’expertise – y compris contradictoires – sur toutes les questions liées au triptyque libéralisation-réglementation-résolution des différends. C’est ce qui constitue son cœur de métier.
Le second chantier d’une gouvernance repensée renvoie à la différenciation entre les États membres. La distinction « pays développés » d’un côté, « pays en développement » et « pays les moins avancés » de l’autre, date du siècle dernier. L’économie mondiale est désormais plus hétérogène, hétérogénéité structurelle et institutionnelle qui doit être retranscrite dans la NACII. Cela implique d’ouvrir un débat sur les critères de différenciation entre les pays membres, garantie d’une meilleure efficacité.
Repenser la distinction entre les États membres
La question de la différenciation cristallise les positions à l’OMC. La majorité des États membres l’associe en effet à une réduction des droits pouvant aboutir à une remise en cause du traitement spécial et différencié. Pour que cela ne soit pas le cas, il conviendrait de penser la différenciation non pas en termes géopolitiques ou stato-centrés, mais en fonction de propriétés structurelles, commerciales et sectorielles propres à la substance de l’accord négocié. Le compromis sur les critères de différenciation spécifique à l’accord serait établi avant le lancement de la négociation.
L’Accord sur la facilitation du commerce, entré en vigueur en février 2017, offre l’exemple d’un traitement spécial et différencié pensé en des termes non stato-centrés. Avantage de cette évolution : elle serait à même de garantir les flexibilités sectorielles et géopolitiques revendiquées par les membres de l’OMC. De plus, si le dossier de la différenciation s’accompagne d’une réflexion sur des critères de compensation et de nouveaux principes de solidarité, c’est-à-dire un traitement spécial et différencié repensé entre les membres, ce sera la garantie d’une meilleure équité dans la gouvernance.
Revoir les dispositions des accords
Plus généralement, la réforme de certaines dispositions des accords de l’OMC s’impose. Les règles de l’OMC datent de 1995. Or, durant ce quart de siècle, la globalisation a radicalement transformé l’économie politique mondiale. Pour mener à bien cette réforme, trois chantiers sont envisageables :
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Tout d’abord, une réforme des règles dérogatoires et d’exemption. Les articles XX du GATT et XXI de l’AGCS, qui portent respectivement sur les tarifs douaniers et le commerce des services, devraient s’ouvrir aux nouveaux enjeux qui mettent le libre-échange en défaut. Il en va de la soutenabilité du système. C’est pourquoi une référence explicite au travail décent, aux changements climatiques, et à la perte de biodiversité devrait figurer dans tous les accords de l’OMC. On pourrait envisager l’adoption d’une dérogation expérimentale, en vue de permettre aux membres qui le souhaitent d’expérimenter des politiques commerciales compatibles avec les impératifs climatiques. Ce que le langage de l’OMC traduit par adopter un waiver climatique, avec une clause d’extinction progressive pour éviter que ne se mette en place un protectionnisme climatique.
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Ensuite, réformer l’accord sur les subventions et les mesures compensatoires. Objectif : rendre les subventions sur les énergies renouvelables, celles relatives à la décarbonisation, ou celles liées au traitement des externalités environnementales non actionnables. La négociation sur les subventions à la pêche pourrait par exemple servir de modèle.
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Enfin, investir les négociations sur les biens et services environnementaux, celles probables sur la concurrence, et sur la facilitation de l’investissement. Là encore, ces négociations doivent viser clairement la réalisation du développement durable. On peut regretter que l’OMC demeure aujourd’hui en retrait par rapport aux Objectifs de développement durable des Nations unies. Le commerce ne doit pas être conçu uniquement comme un facilitateur des ODD, mais aussi comme un accélérateur. Pour se faire, une dérogation ODD allant jusqu’à 2030 pourrait être introduite dans les accords les plus significatifs : l’agriculture durable, l’Adpic et le transfert de technologies vertes, les mesures concernant les investissements et liées au commerce, ou encore l’accord sur les subventions et les mesures compensatoires. Nous n’avons pas tant besoin d’un accord sur la facilitation de l’investissement que d’un accord sur la facilitation de l’investissement durable. Celui-ci pourrait comporter, à titre d’exemple, des clauses incitatives au transfert et à l’adoption de technologies sobres en carbone, ou des clauses de soutien à l’adaptation aux changements climatiques.
Rénover le multilatéralisme économique
Le contexte actuel démontre toute l’importance d’un système commercial multilatéral fondé sur des règles. Tout comme l’enlisement du cycle de Doha et le blocage institutionnel, voulu par certains membres, illustrent les risques de conflictualité, de fragmentation et de défaillance systémique que fait peser sur l’économie mondiale un multilatéralisme dysfonctionnel. Par conséquent, une rénovation du multilatéralisme est nécessaire en vue de le consolider et de remettre les politiques commerciales multilatérales au centre de la régulation de l’économie globale.
Cette rénovation devrait s’atteler à traiter les déséquilibres commerciaux globaux tels que l’ultra-mercantilisme et l’expansionnisme commercial. Ces déséquilibres sont en effet à l’origine, en partie, d’une concurrence destructrice, d’une pression sociale et écosystémique préjudiciable à l’ensemble des acteurs. Le système gagnerait à mettre en place des disciplines relatives aux stratégies de sur-promotion des exportations et aux excédents commerciaux excessifs. Dans un contexte de surcapacités structurelles, le risque protectionniste n’est finalement ni le plus urgent à traiter, ni le plus dangereux.
Dans le sillage de cette rénovation figure la réflexion sur le compromis globalisation-développement. La seule stratégie de la croissance tirée par les exportations ne peut plus être le fondement de ce compromis. Il s’agirait plutôt de viser l’amélioration des capacités productives en vue du développement durable. Si la question de la différenciation est correctement traitée, celle de la rénovation du traitement spécial ne devrait pas poser trop de problèmes du point de vue opérationnel et technique.
Autre rénovation à engager : le recours à des accords de « masse critique » en parallèle des accords multilatéraux par consensus, et des accords plurilatéraux. Dans une économie globale hétérogène et différenciée, il n’y a aucune raison que l’OMC se limite à un modèle unique de coopération commerciale. Un multilatéralisme à géométrie variable, tant du point de vue géopolitique que sectoriel, est tout à fait envisageable.
Cette option doit d’autant plus être envisagée que les négociations concernent de moins en moins l’accès réciproque aux marchés, et de plus en plus les conditions de fonctionnement et de régulation des marchés. Ce type de négociation a plus de chance d’aboutir lorsque les discussions regroupent un nombre limité de pays aux préférences convergentes et, mais cela n’est pas une condition, au niveau de développement comparable. L’intérêt d’accords de « masse critique » (ou minilatéraux), c’est leur inscription dans la norme multilatérale mais aussi leur dimension évolutive puisqu’ils demeurent ouverts à de nouveaux membres. L’institutionnalisation d’un minilatéralisme pourrait donc constituer une réponse à la prolifération des accords commerciaux régionaux et bilatéraux ainsi qu’un moyen d’avancer sur les questions dites OMC+ et OMC-extra. Évidemment, si cette option venait à se concrétiser, des procédures de compensation en cas de marginalisation de certains pays seraient à prévoir.
La voie régionale de la NACII
Il existe 459 accords commerciaux régionaux (ACR) et préférentiels notifiés à l’OMC, auxquels s’ajoutent quelques 2 600 traités bilatéraux d’investissement. Par conséquent, la voie régionale ne peut être négligée. D’autant plus que l’on assistera, à terme, à une multilatéralisation du régionalisme. Certains pays investissent en effet actuellement dans les ACR avec l’objectif de créer une convergence d’intérêts et de préférences en vue, justement, de futures négociations multilatérales. À cela s’ajoute la vague actuelle d’ACR dits de 3? génération qui, dans une large mesure, est consacrée à la coopération réglementaire internationale.
Il s’agirait de faire des accords commerciaux régionaux et bilatéraux un laboratoire institutionnel pour de nouveaux principes organisant la coopération économique internationale : les communs, la soutenabilité, ou des principes innovants de compensation internationale.
Toutefois, la négociation d’accords commerciaux multipliant les volets ou thématiques non-commerciales ne semble pas être la voie à privilégier. Cela reviendrait à soumettre les objectifs non-commerciaux (promotion du travail décent, inclusion sociale et genrée, protection de l’environnement, défense de la biodiversité, décarbonisation de l’économie, etc.) à la logique commerciale et libre-échangiste. L’option d’inclure dans l’accord commercial des références juridiquement contraignantes aux traités internationaux existant et régulant les enjeux clés de la globalisation semble plus prometteuse, surtout si elle s’accompagne de clauses conditionnelles « pré-ratification ». L’accord de libre-échange visera ainsi le « mieux-disant » social et environnemental.
Le contexte actuel est propice à une réflexion renouvelée sur la gouvernance commerciale internationale. Ce texte se veut une modeste contribution en vue d’une nouvelle architecture du commerce et de l’investissement internationaux qui interroge, non seulement la gouvernance de l’OMC, mais également la finalité du libre-échange multilatéral et régional.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Mis à jour le27 avril 2022
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