The Conversation : "Rémunération des dirigeants : la transparence ne fait pas tout "
Le ratio d’équité apprécie l’écart entre la rémunération de chaque dirigeant et le salaire (moyen et médian) des salariés à temps plein de son entreprise. Il est prévu un suivi de l’évolution de ce ratio au cours des cinq derniers exercices et sa mise en perspective avec la performance financière de la société. Ces comparaisons renseignent sur la dynamique du partage de la création de valeur entre le dirigeant et les salariés.
Ce ratio a pour finalité de renforcer la transparence sur la politique de rémunération des dirigeants et contribue à « une responsabilisation accrue des pratiques salariales des entreprises » selon le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance. À ce titre, il constitue un nouvel outil de gouvernance améliorant la transparence sur les pratiques salariales des dirigeants des grandes entreprises.
Protéger les intérêts des salariés
La détermination par le conseil d’administration de la politique de rémunération du dirigeant concerne à la fois les actionnaires et les autres parties prenantes (créanciers, salariés, État…). Dans cette vision, qui fait référence à la gouvernance partenariale, la décision des administrateurs en matière de rémunération a des conséquences pour les salariés et d’autres parties prenantes.
À titre d’exemple, une rémunération excessive du dirigeant peut empêcher les salariés de bénéficier d’augmentations financières, étant donné que les ressources de l’entreprise sont grevées par les régimes de rémunération.
Ainsi, le ratio d’équité se présente comme un outil de gouvernance au service de la valeur partenariale.
La publication de ce ratio agira sur les dirigeants à travers deux leviers : l’information vis-à-vis de toutes les parties prenantes et la réputation du dirigeant et des administrateurs dans la sphère publique.
Ainsi, la divulgation de ce ratio porte atteinte au prestige des dirigeants et des administrateurs dès lors qu’un écart salarial est perçu comme trop important au regard des normes sociales en vigueur.
En proposant des informations sur l’écart entre la rémunération des dirigeants et le salaire (moyen et médian) de ses employés, le ratio d’équité est une opportunité supplémentaire pour les parties prenantes de peser sur l’espace discrétionnaire des dirigeants. Il renforce le pouvoir discrétionnaire des salariés et des syndicats en particulier.
Un alignement vers le haut
Pour Claudine Mangen et Michel Magnan, chercheurs à la Concordia University, il existe une corrélation positive entre le degré de divulgation des rémunérations et leurs niveaux observés. Ce résultat découle de la récupération de ces données publiques par les acteurs participant au processus de négociation des salaires.
En pratique, les normes établies constituent des points d’ancrage pour négocier des niveaux de rémunérations au-dessus de ces normes s’agissant des dirigeants les plus talentueux. Par la suite, les salaires les mieux négociés sont incorporés dans les statistiques publiques qui permettent d’établir de nouveaux standards à la hausse suivant une spirale inflationniste.
L’obligation de divulguer le ratio d’équité renforcerait cet effet de normalisation salariale dès lors que l’on décréterait un seuil du ratio d’équité que les sociétés ne devraient pas dépasser, et cela sans tenir compte notamment des spécificités sectorielles.
De plus, les dirigeants des entreprises aux ratios les plus faibles peuvent réagir en augmentant leur rémunération afin de se rapprocher de ce seuil.
Un premier état des lieux
Sur la base des rémunérations versées en 2019 par les entreprises composant l’indice boursier du CAC 40, les patrons français ont perçu un salaire moyen de 5 millions d’euros, soit une baisse de 9,1 % par rapport à 2018.
Ce chiffre représente 53 fois la rémunération moyenne de leurs employés (72 fois la rémunération médiane) : un ratio acceptable, selon l’agence de conseil en vote Proxinvest. En effet, selon cette agence, et afin de garantir la cohésion sociale au sein de l’entreprise, le ratio d’équité ne doit pas dépasser 100 (par rapport à la rémunération moyenne des salariés).
Deux dirigeants s’attribuent néanmoins des rémunérations qui dépassent le maximum socialement tolérable à savoir Bernard Charlès, vice-président du conseil d’administration et directeur général de Dassault Systèmes et Paul Hudson, directeur général de Sanofi avec un ratio d’équité qui s’établit respectivement de 268 et de 107.
Notons également que pour les deux sociétés publiques appartenant à l’indice boursier du CAC 40, le ratio d’équité dépasse le plafond de 20 (35 pour Engie et 38 pour Orange) fixé par le décret n° 2012-915 du 26 juillet 2012, relatif au contrôle de l’État sur les rémunérations des dirigeants d’entreprises publiques.
Un « juste » ratio d’équité ?
À ce jour, une question se pose concernant le niveau acceptable du ratio d’équité : 100, comme le recommande Proxinvest, ou 20 comme dans le décret 2012 sur les rémunérations des dirigeants d’entreprises publiques ? Ce ratio ne s’appréciera pas de la même manière selon la nature de la propriété de la société, mais également son secteur d’activité, etc.
À la fin du XIXe siècle, le banquier J.P. Morgan estimait qu’un écart « raisonnable » des salaires entre le dirigeant et ses employés ne devait pas dépasser un multiple autour de 20.
Qu’est-ce qu’un salaire juste ? https://t.co/ghhIJYljfY pic.twitter.com/eJEYFGRIQV
— The Conversation France (@FR_Conversation) March 17, 2019
Premièrement, l’établissement d’un ratio pertinent et signifiant doit prendre en compte les différences d’une culture économique à une autre, et notamment celles concernant la tolérance de l’opinion publique vis-à-vis des écarts de richesse et de salaires.
La perception de l’injustice au sein des organisations et dans la société est associée à la dimension symbolique du statut des élites et des dirigeants des grandes entreprises. À titre comparatif, une étude réalisée par l’agence Bloomberg révèle que ce sont les patrons américains qui ont le ratio d’équité le plus important (401) suivis des dirigeants suisses et hollandais.
Quant aux dirigeants français, ils occupent la 15e place du classement mondial. Pourtant 66 % des Français ont une mauvaise image des dirigeants de grandes entreprises.
Toutefois, l’argument culturel peut se heurter à l’existence d’un marché mondial des dirigeants. Ainsi, un seuil (une norme) trop faible dans une économie peut inciter les dirigeants les plus expérimentés à rejoindre un écosystème où les différences salariales sont plus grandes leur permettant alors de capturer une plus grande part de la création de valeur.
Plusieurs dirigeants français s’expatrient en Asie ou au Moyen-Orient pour gagner plus, ce qui tend à confirmer les [conclusions de l’économiste Eugene Fama] datant de 1980 et relatives au marché des dirigeants).
Deuxièmement, la publication de ce nouvel indicateur n’est pas simple à mettre en œuvre car il suppose de définir un périmètre de calcul pertinent pour les sociétés internationales. En effet, la loi Pacte vise les salariés de la société cotée qui établit le rapport sur le gouvernement d’entreprise et non les salariés du groupe.
Un outil utile à la démocratie actionnariale
Ainsi, la plupart des grandes sociétés françaises sont des holdings qui emploient souvent moins de 50 salariés avec des salaires élevés. Dans ce cadre, le ratio d’équité ne sera pas représentatif.
D’autre part, de nombreux écarts significatifs restent liés à des différences sectorielles.
On peut remarquer qu’en 2019, les secteurs de technologie et de la santé sont les secteurs les plus généreux avec leurs dirigeants en raison de leurs performances boursières élevées. Sinon, pour les autres secteurs, le ratio d’équité moyen varie entre 37 et 55.
Plus généralement, les écarts dans les politiques de rémunération des dirigeants selon le secteur d’activité s’observent à l’échelle internationale, ce qui peut entraîner des tensions sur le marché du travail des dirigeants. Dans l’ensemble, les différences sectorielles rendent encore plus complexe la fixation d’un plafond socialement acceptable.
Lors des assemblées générales de 2020, le ratio d’équité est quasi absent des présentations. Il a été cité seulement par 7 sociétés du CAC 40. Or, ce ratio pourra nourrir le débat de la démocratie actionnariale. Pour cela, il devra être analysé avec précaution par les actionnaires et les agences de conseil de vote, c’est-à-dire dans une perspective globale et dynamique tenant compte des éventuels changements de périmètre.
Mis à jour le24 août 2020
Vous aimerez peut-être aussi
- The Conversation : "Avec la guerre, changement d’ère dans la géopolitique du climat ?"
- The Conversation : "Dépenses, manque de transparence… pourquoi le recours aux cabinets de conseil est si impopulaire ?"
- The Conversation : "Et pourtant, on en parle… un peu plus. L’environnement dans la campagne présidentielle 2022"
- The Conversation : "L’empreinte carbone, un indicateur à utiliser avec discernement"
Les auteurs
Maître de conférences en sciences de gestion (IUT2 Grenoble département GEA)
Membre au Centre D’Études et de Recherches Appliquées à la Gestion (CERAG)
Université Grenoble Alpes (UGA)
Vanessa Serret
Maitre de conférences en Sciences de Gestion
Université de Bretagne Sud