The Conversation : "Rentrée presque ordinaire sur les ronds-points"
Rendez-vous
À 18h00, ce mercredi jour d’assemblée générale, ils sont une cinquantaine sur le rond-point à l’entrée de la zone d’activités, pas loin de la sortie d’autoroute. Pas mal pour un début septembre. Des gilets jaunes toujours « fidèles au rendez-vous ». D’autres « que l’on ne voyait plus ». D’autres encore « que l’on voyait moins ». Quelques retraités sont absents, encore en « vacances », dans la famille, parfois à l’étranger, du côté de l’Italie. Les plus jeunes ont repris le travail. C’est la rentrée des classes pour les enfants, les parents et les grands-parents très sollicités. Avant que l’AG ne démarre, le rond-point a droit à la visite de deux jeunes gendarmes souriants. Cette fois c’est sûr les vacances sont bien finies.
À la sortie des voitures et des camionnettes, l’ambiance est aux retrouvailles. Il y a des larmes dans les yeux de celles et ceux qui ont tenu le site en août et accueillent les autres. Des accolades. Le rond-point est un lieu de fraternité.
« Tié la famille ! » comme on le chante si souvent. On la raconte aussi. Comme dans les familles, il y a des naissances, des mariages, des malades qu’on ne voit plus. Il y a celle qui a finalement trouvé un emploi et ne pourra plus être si souvent là et celui qui vient de fermer sa petite entreprise. « Mais ça prend du temps ». Les troupes sont dissipées. On parle des « vacances », même si pour beaucoup le mot est mal adapté. Certes les visages sont halés mais « il a fait beau partout ». Il y a ceux qui ont « finalement pu partir quelques jours » et qui s’excusent presque. Les autres qui « sont restés dans le coin » sans plus de détails. Ceux qui « auraient bien aimé mais qui n’ont pas pu ». On n’en saura pas plus. La pudeur toujours et le respect. Celles et ceux qui ont bougé racontent quand même des arrêts sur d’autres ronds-points tenus par quelques irréductibles, l’accueil et la fraternité.
Rond-point éternel
Appel de Thierry : « On démarre ». On migre doucement du parking au rond-point où le soleil chauffe encore. Le rond-point n’a pas bougé. Tout est en place un peu comme dans une crèche de Noël. Le drapeau, la banderole du site, les assises de palettes en U, le touret qui fait office de table, les chaises en plastique blanc empilées. L’ensemble ressemble à une île sur l’herbe verte, une oasis entourée par la circulation ou un radeau, selon l’humeur. Sur le dispositif et en amont du site, le long de la route, d’anciens panneaux résistent et d’autres s’affirment et expriment les préoccupations actuelles du mouvement : « Ils vendent nos autoroutes, nos aéroports, nos barrages » ; « Vente par lots de la France. Agence le Vautour » ; « retraite complémentaire ? » ; « Eliminée ? » ; Epargnez ! »
L’assemblée se déroule selon les règles établies au fil des semaines. L’organisation est rodée. Un animateur, un secrétaire de séance, des prises de paroles courtes. Chacun a retrouvé sa place dans le cercle, comme autrefois dans la salle de classe avec les mêmes voisins de table ou presque. On commence naturellement par le bilan des dernières semaines. Avant cela, place au courage. Jacqueline se lève les larmes aux yeux, la chair de poule et la voix qui tremble.
Elle a peur pour « Petit Jean » de « la marche blanche des médics ». Parti de Marseille cet été, il est passé par le rond-point pour monter à Paris rencontrer Emmanuel Macron qui ne l’a pas reçu.
Déçu, il est redescendu sur Genève. Il campe en face de l’ONU depuis le 15 août au matin : grève de la faim. L’ancien militaire est solide, mais tout le monde est inquiet. Il ne lâchera pas pour dénoncer la violence contre les gilets jaunes et les « médics ». Il n’a qu’un but : rencontrer Macron. Toujours lucide, il attend mais le temps presse. On se promet de lui envoyer un mot de soutien. « Je sais qu’il ira jusqu’au bout » conclut Jacqueline dans les larmes. L’ambiance est plombée.
Bilan globalement positif
L’assemblée se poursuit par le témoignage poignant de quelques membres du rond-point présents au « contre G7 » de Biarritz, où ils étaient environ 15 000 pendant une semaine : « L’organisation était géniale et on a rencontré des personnes qui ont tout abandonné pour se battre ».
Outre les témoignages touchants sur des petits moments de fraternisation avec les forces de l’ordre – 15 000 renforcés par des Italiens et Espagnols- le témoignage est centré sur les violences policières. Encore et toujours.
Dimanche dernier, un groupe du rond-point était présent dans une manifestation organisée par une « association d’écolos ». Bien accueillis, ils se sont installés avec une table, un ordinateur et une connexion Internet. Résultat : une quarantaine de signatures en ligne pour le référendum sur la privatisation d’Aéroport de Paris (ADP). Au début ils mettaient un quart d’heure pour l’inscription. « À la fin c’était moins de 5 minutes ». L’occasion de rappeler que pour l’instant « on est scotchés à 700 000 signatures ».
« Pouvoir d’achat. Une vie digne pour tous »
Samedi dernier une énorme banderole a été réalisée sur le rond-point. Elle pourra être utilisée samedi sur le pont au-dessus de l’autoroute : « Si on la tient à bout de bras ce n’est pas interdit ». Le slogan très simple revient aux fondements du mouvement : « Pouvoir d’achat. Une vie digne pour tous ».
Des pochoirs gilets jaunes ont été réalisés et de la peinture biodégradable achetée. Il reste à programmer une opération sur les chaussées du secteur. Des tractages ont été réalisées pour annoncer un nouveau atelier sur la question des retraites le 20 septembre. Les précédents ont été un succès.
L’éducation populaire en plein air retrouve là un nouvel élan. Plus de 1 500 tracts distribués et un très bon accueil. Deux gilets jaunes venus de la grande ville voisine racontent leur rencontre avec une députée LREM en vue des municipales. Définitivement sans intérêt. Sylvie, très calme jusque-là, prend la parole pour hurler victoire. Certains bureaux de la sécurité sociale ne fermeront pas malgré ce qui était prévu dans « le plan de restructuration ».
La mobilisation a donc payé. « Ça fait chaud au cœur ». (Applaudissements nourris). Une autre évoque encore la participation à une action contre les violences faites aux femmes sur une place publique. Le nom des 101 victimes de l’année passée était inscrits sur une immense banderole. Là aussi il y avait de l’émotion et des convergences.
Chaque assemblée doit venir avec une idée
On passe aux prochaines semaines d’action. Vendredi, c’est l’assemblée départementale des gilets jaunes. Trois personnes représenteront le rond-point. Pas d’ordre du jour mais chaque assemblée doit venir avec une idée.
Ici c’est simple : « se recentrer sur le pouvoir d’achat ». Samedi prochain c’est barbecue offert sur le rond-point « où on attend du monde ». Il reste des ballons à gonfler d’ici là. Comme toujours Denis s’occupe du barbecue. Un mystérieux rendez-vous est donné à 6h le matin le même jour pour une opération sur le terrain. Il y aura du monde. Il s’agissait de lever les barrières d’un gros péage, mais à moins de cinquante gilets jaunes il a fallu renoncer.
Un « ancien » de novembre promet d’être là. Il a vécu une garde à vue et demande à chacun de ne pas avoir peur. Un autre rendez-vous est posé dans les agendas qui se noircissent déjà : ne pas oublier le 7 septembre devant le tribunal où plusieurs gilets jaunes seront jugés. L’action s’inscrit dans « la semaine anti-répression ». Pour finir, on rappelle que désormais tous les soirs à partir de 18h sur le rond-point on tracte. Avis aux amateurs ! Daniel prend la parole pour lire un texte où il est question d’amitié et d’amour. « N’en jetez plus ! Il est temps d’inscrire le mot FIN ».
Sérénité combative
La tradition jaune est sauve : les interventions ont été plus longues que prévu. Mais cette fois, personne ne s’est énervé. L’envie est là. Tout le monde est en forme. Une drôle de « sérénité combative » s’est installée. Sans doute les mois et les saisons d’expérience.
À ce sujet, Denis s’inquiète des 300 jours du mouvement : « Il faudrait marquer le coup ». Au-delà, dans quelques semaines à peine, les gilets jaunes auront un an.
« On a encore un peu de temps pour y penser ». Pour l’instant il faut organiser les événements de samedi. Alors que le soleil a déjà basculé derrière les reliefs, les camions qui nous frôlent font retentir leurs klaxons. Ils font partie de l’ambiance du rond-point et sont au rendez-vous. Celles et ceux qui les saluent veulent y voir un signe.
C’était un jour de rentrée presque ordinaire sur un rond-point parmi d’autres du doux pays de France. Un jour de retrouvailles entre égaux, dans l’un de ces nouveaux lieux des mondes péri-urbains, une fragile oasis d’humanité, une utopie concrète dans une société qui semble accepter l’effondrement. L’histoire d’hommes et de femmes qui ont décidé de dire non. Tout simplement.
L’auteur a publié avec Bernard Floris (et tous les autres) « Sur la vague jaune, l’utopie d’un rond point », Elya éditions, mai 2019.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le27 avril 2022
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L'auteur
Enseignant-chercheur en aménagement et urbanisme, laboratoire Pacte
Université Grenoble Alpes