S’il est une profession dans laquelle le robot tient une place déterminante, c’est bien la finance. L’algorithme – ce programme de négociation – y a pris une importance croissante et des formes multiples. Cela va de l’assistance à la négociation au programme le plus élaboré. Si, dans le premier cas, il s’agit d’un simple outil permettant de traiter "à tiers volume jusqu’à 15h30" en cochant une case ou en en remplissant une, il est, dans le second cas, doté d’une tout autre puissance. Il s’agit alors de programmes pouvant réaliser des stratégies d’investissements complexes conduisant au "trading à haute fréquence", expression qui souligne le rythme soutenu des négociations.
Des développements technologiques infinis ?
Comprendre le rôle de la technologie nécessite de rappeler que celle-ci se développe de plus en plus. Cette remarque peut paraître triviale, mais elle est plus que jamais nécessaire pour poser la question de la finalité de ce développement et en apprécier autant le terme – cette course s’arrêtera-t-elle ? – que le but – y a-t-il un sens à tout cela ?
Donnons quelques exemples : en 1991, les exécutions d’ordres se faisaient en 2,5 secondes. En 2011, il fallait 2 microsecondes, soit 0,000002 seconde. En comparaison, un battement de cils prend 500 fois plus de temps. La durée de détention d’une action est en moyenne en 2011 de… 22 secondes. L’Autorité des marchés financiers (l’AMF, le régulateur français) précise dans un rapport de 2011 : "En avril 2010, un intervenant a entré 15 millions d’ordres sur les valeurs du CAC 40 et n’a exécuté qu’une transaction pour 154 ordres". Plus édifiant encore : "Plus courte durée de vie d’un ordre (annulé avant exécution) : 25 microsecondes".
Face à ces temporalités, que peut faire le trader (et accessoirement le régulateur…) ? Ne faudrait-il pas remettre l’humain cœur du système pour redonner un sens à un dispositif devenu trop technique, trop efficace, trop parfait ?
En cas d’accident
Car il arrive que le système déraille. Ainsi, la baisse brutale des marchés le 6 mai 2010 est imputée à la technique qui s’emballe. Plus récemment, c’est la livre sterling sur les marchés asiatiques qui, dans la nuit du 6 au 7 octobre 2016, a brutalement baissé sans raison apparente.
Au-delà des conséquences économiques, c’est sur ce rapport homme/machine qu’il est intéressant de s’attarder. Quelle est ici la place du trader ? S’il reste dans l’inconscient collectif lié à l’argent facile et à la course au bonus, que sait-on réellement de son travail ?
L’emblématique "affaire Kerviel" aurait pu nous permettre d’entrer dans la « boîte noire » pour rétablir une certaine vérité, sur fond de travail appauvri par la technologie. En écoutant l’audition de Daniel Bouton, le président de la Fédération bancaire française, on découvre que l’activité du trader était "simplissime", "vieille comme le monde", et "qu’il n’était pas besoin de sortir de Princeton" pour l’exercer.
Même tonalité avec ces propos d’un informaticien rapportés par Olivier Godechot, Jean-Pierre Hassoun et Fabian Muniesa : "Je n’ai qu’une seule envie, c’est de transformer les traders en bourrins qui n’aient plus que shift F9 à faire. "
Le trader serait-il devenu un "presse bouton" ? Au final, que fait-il vraiment ?
Dans Le travail invisible : enquête sur une disparition, Pierre-Yves Gomez énonce trois critères pour qualifier le travail : son objectivité, sa subjectivité et son caractère collectif. Que trouve-t-on dans le domaine de la finance pour qualifier chacun d’eux ? Des saisies sur une application informatique et une évolution dans la réalisation de son bonus concernant le premier. Mais connaît-on assez le métier qualifier le second ? Le trader est-il satisfait de ce qu’il a fait de sa journée quand il éteint son ordinateur ?
Quant au dernier, il reste à découvrir puisque le bonus est largement individuel et que Kerviel est dépeint comme un acteur isolé… au milieu de ses pairs. Là encore, une étude approfondie serait particulièrement éclairante pour confirmer ou infirmer une certaine vision du métier.
Au service de la machine
Le développement technologique pose aujourd’hui trois questions.
Tout d’abord, le statut de star n’est plus dévolu aux traders, mais aux compétences techniques, capables de produire ces fameux algorithmes. La finance est devenue une affaire de technicien et non plus une affaire d’économiste ou de gestionnaire.
De ce fait, et c’est la seconde question, le trader est-il encore "rentable" face au concepteur d’algorithme ? Devient-il un "centre de coûts" au même titre que les "administratifs" s’il n’est plus bon qu’à appuyer sur un bouton ? Cette vision réductrice et largement répandue de l’organisation du travail sur une table de marché entre ceux qui produisent et ceux qui coûtent semble intégrer chez ces derniers celui n’est plus qu’une star déchue. Là encore, une étude longitudinale de la profession et de son usage des technologies serait utile. Enfin, la planète finance ne semble pas s’être beaucoup émue des accidents techniques, ni en avoir tiré de grandes leçons.
Laissons à Bernanos le mot de la fin. Dans son essai, La France contre les robots, il livre une vision d’un monde gouverné par la machine dont l’homme subirait le joug : "Les machines ne s’arrêtent pas de tourner, elles tournent de plus en plus vite et l’homme moderne, même au prix de grimaces et de contorsions effroyables, ne réussit plus à garder l’équilibre."
C’est sans doute par cette phrase qu’il faudrait analyser le trader. L’affaire Kerviel est moins une affaire d’homme que de profession, ce que confirme la déclaration de l’avocat des actionnaires, Daniel Richard : "Ça a été Jérôme Kerviel, ça aurait pu être un autre". Pour éviter un nouveau scandale, c’est d’une autre vision du métier dont la finance a besoin, en faisant une nouvelle place à la technologie, et non en ajoutant une couche supplémentaire de contrôle.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation le 17 novembre 2016.
Cet article est publié dans le cadre de la première édition du Festival des idées, un événement organisé du 15 au 19 novembre 2016 par l'Université Sorbonne Paris Cité et dont The Conversation France est partenaire.