The Conversation : "Débat : comment enseigner à partir des objectifs du développement durable des Nations Unies ?"

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 Le bâtiment GreEn-ER rue des Martyrs à Grenoble, abritant l’école nationale supérieure de l’énergie, l’eau et l’environnement, ainsi que le G2E lab (Grenoble Electrical Engineering). Wikipedia
Le bâtiment GreEn-ER rue des Martyrs à Grenoble, abritant l’école nationale supérieure de l’énergie, l’eau et l’environnement, ainsi que le G2E lab (Grenoble Electrical Engineering). Wikipedia
Les objectifs du développement durable des Nations unies nous aident à envisager une autre façon d’enseigner, face aux défis que pose le changement climatique.
La civilisation thermo-industrielle a produit des méthodes d’enseignement et d’apprentissage remarquables au service de son développement sur la base de la science et de la technique. Ainsi le succès du modèle de l’ingénieur et des écoles associées.

Aujourd’hui, nous devons construire collectivement et à l’échelle planétaire, un basculement de cette civilisation, vers l’abandon des combustibles fossiles. D’ores et déjà, et même si c’est très difficile, l’université produit des expériences pédagogiques qui cherchent à accompagner les étudiants vers ce futur menaçant.

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Peut-on les situer dans la durée et apprécier en quoi en elles se situent dans une continuité ou une rupture par rapport aux modèles si performants pour les générations précédentes ?

La formation de l’ingénieur dans les pas de Sadi Carnot

Au XIXe siècle, déjà avant l’époque de Sadi Carnot, puis quand la civilisation thermo-industrielle commence une montée en puissance qui sera toujours plus rapide, le système éducatif suit et vient mettre en place les formations associées.

On n’étudie pas, on n’apprend pas les mêmes connaissances dans une société fondée sur l’agriculture, ou dans celle qui s’installe alors, d’abord industrielle et toujours plus ancrée dans les savoirs techniques et scientifiques.

La figure de l’ingénieur s’est installée avec ses écoles d’ingénieurs et les sciences de l’ingénieur. Un siècle et demi plus tard, ma génération, celle des « baby-boomers », celle de la terminale C, n’a fait quasiment ni biologie ni sciences de la terre au lycée. Sans surprise, les classes préparatoires scientifiques et les écoles d’ingénieurs déterminent l’enseignement scientifique nécessaire sur la base mathématique, physique et chimie.


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À Grenoble, les différentes écoles qui fonderont l’Institut National Polytechnique viendront se structurer autour des grandes questions liées à l’énergie et aux matériaux : électrotechnique, électrochimie, métallurgie, hydraulique et mécanique.

Des générations et des milliers d’ingénieurs dont la formation a été magnifiquement inscrite dans le programme de Sadi Carnot. Bien sûr, rien de si spécifique à Grenoble. On pourrait multiplier les exemples en France ou dans la plupart des pays européens qui traduiraient un passage à l’échelle très réussi.

« A scientific-engineering approach », la méthode de la civilisation thermo-industrielle

Au cœur de cette formation, il y a une méthode de travail et aussi d’apprentissage. Elle est fondée sur la science et l’ingénierie. Plus compact en anglais : « A scientific-engineering approach. » Dans un raccourci certes un peu rapide : « à tout problème bien posé, sa solution rationnelle, efficace, pour le bien de tous ! »

Le constat est là : suivant l’intuition de Sadi Carnot, avec une immense production d’énergie en croissance constante et rapide, la maitrise de sa distribution et de sa mise en œuvre, un changement de vie individuelle et collective advient, en fait un changement de civilisation, pour une immense partie de l’humanité, en quelques décennies.

Les objectifs du développement durable des Nations unies (2015). //www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable


Au service de ce développement, sur la base de cette méthode, se construisent la mise en œuvre des connaissances scientifiques et techniques, avec l’organisation du travail, les modes de collaboration collective et hiérarchisée afférents.

À l’exemple des écoles d’ingénieurs, l’éducation à la technique et à la science se structure autour de contenus, de formations et de méthodes de travail en phase avec ce développement et cette structuration de la société thermo-industrielle. Bien sûr, ce tableau brossé à grands traits est trop caricatural et trop rapide. Mais il me semble capturer des éléments essentiels de cette histoire.

Reconstruire l’université autour des objectifs du développement durable

Issues de l’université, les connaissances scientifiques autour du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité s’accumulent, s’affinent d’année en année, depuis des décennies. Comment pouvons-nous les utiliser pour construire la réaction rapide et massive maintenant nécessaire ?

En 2015, l’assemblée générale des Nations unies vote une proposition « pour construire un futur meilleur et soutenable pour tous » sur la base d’une liste de 17 objectifs planétaires. La réflexion autour des ODD dans le monde universitaire est en route. La Conférence des présidents d’université et la Conférence des grandes écoles avec un collectif d’acteurs nationaux mettent en ligne un ouvrage de 132 pages intitulé :

« Objectifs de développement durable, quelles contributions des métiers de l’enseignement supérieur et de la recherche en France ? ».

Bien sûr si l’on se fonde sur l’article de Jean Jouzel dans The Conversation, on est clairement très loin d’avoir conduit la transformation du monde universitaire qu’il appelle de ses vœux :

« Les universités s’enorgueillissent de préparer leurs étudiants à un avenir brillant. Mais face à un climat en crise, où les catastrophes d’une ampleur et d’un impact « sans précédent » deviennent la norme, à quel avenir promettre nos étudiants ? Face à la dégradation de l’environnement et à la perte très importante de biodiversité, les universités et autres établissements d’enseignement devraient prioriser la préparation adéquate de leurs étudiants et de leur personnel à des temps de plus en plus difficiles. »

A l’évidence, cette réponse n’est pas là aujourd’hui. On peut penser qu’elle adviendra. Au vu des enjeux et de l’urgence, ça parait inéluctable. Et la pression étudiante nous poussera certainement en avant bien plus vite. Heureusement. De nombreuses initiatives étudiantes sont déjà en route. Un exemple à 30000 étudiants. Mais, même devant l’ampleur des menaces, cette révolution sur les campus est très difficile à mener dans le temps imparti.

Avant toute chose, eau, énergie et environnement

Je vais prendre un exemple de première transformation réussie sous mes yeux. Mes collègues grenoblois ont transformé deux écoles d’ingénieurs sur la base des ODD. Et ce avant que les ODD existent…

Johan Rockström, dans son intervention « au-delà de l’anthropocène » au forum économique mondial en 2017, organise ces 17 objectifs du développement durable (ODD) en une pyramide.

Au-delà de l’Anthropocène par Johan Rockström.


La base est constituée de l’objectif 15 qui concerne la vie terrestre, du 14, la vie aquatique, du 6, l’accès à l’eau et du 13, le réchauffement climatique.

J’ajoute ici à cette base le 7, celui de l’énergie sans laquelle rien ne peut se faire même si elle doit être décarbonée. Les 12 autres sont d’une extrême importance notamment pour notre vie ensemble et sont des conditions requises pour que nous puissions considérer les 5 ainsi détachés. La justice et la paix concernent l’objectif 16. L’éducation, l’objectif 4. Sans la paix et sans l’éducation de tous sur Terre, changer notre civilisation à l’heure de l’anthropocène sera très compliqué. En fait ce sera une catastrophe.

À l’inverse, rester en paix, peut être même simplement en vie, sans eau et/ou dans une biosphère très dégradée mais dont nous sommes à tout jamais un élément, soumis à des phénomènes extrêmes liés au réchauffement climatique, s’avérera juste impossible.

Ces 5 ODD peuvent se rassembler ainsi : « eau, énergie, environnement ». A Grenoble, c’est exactement le titre de l’école d’ingénieurs ENSE3 de Grenoble INP. C’est la récente métamorphose des deux écoles d’ingénieurs en Électrotechnique, Hydraulique et Mécanique, au cœur des Sciences de l’Ingénieur classiques.

Les questions abordées par les formations précédentes n’ont pas disparu. On construit toujours, et même toujours plus, des moteurs électriques, des machines hydrauliques. La mécanique reste une compétence essentielle pour l’humanité. Cette école affiche toujours cet ancrage scientifique et technique, mais dans une perspective qui n’est plus celle de la civilisation thermo-industrielle.

Au-delà de l’ingénieur et du chercheur

C’est remarquable. Vraiment. Mais les universités sont à une autre échelle. Un grand centre universitaire rassemble des dizaines de milliers d’étudiants qui vont prendre leur place partout dans la société. Ils sont tous concernés et il leurs faut se préparer à être collectivement des acteurs dans ces temps difficiles.

Il faut aller au-delà de cette stratégie de formation et d’éducation, qui ne se base que sur les seules compétences et expertises spécialisées aussi importantes et précieuses soient-elles, d’ailleurs d’abord dans les actions liées aux transitions du monde.

550 étudiants en aéronautique posent remarquablement le débat dans le journal Le Monde du 29 mai 2020 : « Aéronautique : « La transition écologique impose une profonde transformation de notre industrie » ». Le chapeau de la tribune donne le ton :

« Le progrès technique ne suffira pas à la diminution des émissions de gaz à effet de serre des avions, indispensable contre le réchauffement climatique, affirment plus de 550 étudiants du secteur de l’aéronautique dans une tribune au « Monde », qui plaident en faveur de reconversions industrielles et d’une réduction du trafic aérien. »

Dignes successeurs de Carnot, visionnaire à 27 ans. Chacun dans son temps bien sûr. Chers étudiants, merci !

On retrouve les arguments de cette tribune dans ce dessin de Valéry Pernot issue de l’étude « préparer l’avenir de l’aviation » du think tank The Shift Project. Valéry Pernot souligne clairement ici les limites de l’ingénierie et de la technique. A la fin, cela nous renvoie tous à des questions bien plus larges et bien plus complexes : Pourquoi volons-nous ? Qu’est ce qui en vaut la peine en regard de la menace climatique ?


Les ODD dégagent des enjeux pour l’humanité qui ne se réduisent ni à des questions d’ingénierie, ni de science, ni même d’innovation ou de recherche. Ces questions globales pointées par les ODD sont prégnantes et complexes. Elles ne se laissent pas cerner par les champs établis du savoir, toutes disciplines académiques confondues, pas seulement techniques et scientifiques.

Mais au cœur de la civilisation que nous devons installer, elles deviennent un défi pour l’université qui accompagne des millions d’étudiants, acteurs du monde de demain comme les 550 signataires ci-dessus. Comment répondre alors à l’injonction de Jean Jouzel : « Pourquoi les universités doivent déclarer l’état d’urgence écologique et climatique. » ?The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le23 juillet 2020
Mis à jour le23 juillet 2020