Le simplisme et le "démagogisme" des solutions avancées par les gilets jaunes montrent que la route sera longue. Mais n’est-ce pas une étape nécessaire dans tout cheminement démocratique ?
Il y a, d’un côté, les colères et les rancœurs qui s’expriment bruyamment au grand jour des réseaux sociaux de façon désinhibée, loin du sas classique des partis, des syndicats et des cercles catégoriels ou identitaires. Et, de l’autre, des élus qui font de la politique de façon complètement égocentrée, c’est-à-dire en reformulant toutes les questions à l’aune de leur trajectoire et de leur propre ressenti.
Les deux tendances sont saisissantes sur un point inédit : dans les deux cas, les diagnostics sont surdéterminés par la charge émotive de leur expression. La légitimité des arguments avancés tient d’abord dans l’intensité affective du propos alors que, classiquement, c’est plutôt dans la délibération et l’apprivoisement des passions que les convictions et la raison politiques sont mises en récit.
Exposition de soi
Ce « tournant émotionnel » est vertigineux au sens de l’étourdissement : en faisant de la politique avec ses tripes, le citoyen en colère qui bloque la circulation, comme l’élu à fleur de peau, ont la tête qui tourne avec, parfois, la peur au ventre. La conception du vivre ensemble est déclamée intuitu personæ en attachant la citoyenneté à des souffrances, des fragilités et des blessures. Ce registre viscéral touche des empreintes intimes qui ne sont pas vraiment discutables en tant que telles.
Sur le plan de la dynamique démocratique, cette exposition de soi raconte deux équations. En positif, c’est l’idée que la recherche de soi, le métier d’individu – à savoir, la volonté de faire entendre ses intérêts personnels et sa différence en toute occasion et indépendamment de sa position sociale – entraîne un élargissement du cercle politique. Quelle que soit la qualité de leurs arguments, les gilets jaunes font acte de participation. Les micro-trottoirs réalisés sur les points de blocage, le 17 novembre, suggèrent que le mouvement a surtout mobilisé des gens qui se perçoivent comme des exclus du système et qui ne croient plus dans les institutions.
On décèle même, parfois, dans les propos de leurs leaders improvisés, l’espoir d’une résistance qui préfigurerait une aventure collective plus rationnelle et mieux argumentée. Ils font, en quelque sorte, leur entrée en politique. Le simplisme et le « démagogisme » des solutions avancées montrent, certes, que la route sera longue. Mais n’est-ce pas une étape nécessaire dans tout cheminement démocratique ?
En négatif, c’est un sentiment d’impuissance publique du côté de la décision politique. Les leaders politiques qui épousent sans filtre le désarroi de leurs électeurs mélangent l’empathie compassionnelle et les fausses solutions-miracle.
La carte du miroir émotionnel
N’oublions pas que c’est en jouant jusqu’à l’absurde cette carte du miroir émotionnel que Beppe Grillo et Donald Trump ont tourné le dos à toute éthique de la responsabilité. Chaque nouvelle élection, chaque conflit social et chaque crise de société confirment la tentation actuelle de l’incarnation (« Je suis la République et le peuple ! ») au détriment des réformes de fond et au mépris de tout principe de réalité.
À gauche comme à droite, des leaders construisent explicitement leur programme politique sur le château de cartes de la vox populi. Ils instrumentalisent les inégalités territoriales et les fractures sociales de la société à coups d’émoticônes. Cherchent-ils pour autant à réparer le monde, à en imaginer la reconstruction sur un grand dessein partagé ?
Les ivresses et les sanglots de la citoyenneté du nombril brouillent donc temporairement le regard. Mais la vague des gilets jaunes n’est pas pour autant que l’expression d’une fièvre populiste. C’est aussi une période de défi pour une redéfinition à la fois sensible et raisonnée du bien commun. L’impuissance est provisoire, conjoncturelle, car la politique va nécessairement se nourrir de l’individualisation du monde.
Paradoxalement même, la survie écologique de la planète dépendra précisément de la qualité de cette démocratie sensible en formation. Pour ne pas perdre pied, les citoyens du nombril doivent faire l’apprentissage de la maîtrise des émotions et prendre conscience que le monde ne sera sauvé qu’avec des politiques publiques volontaristes.
L’auteur est le co-auteur avec Emmanuel Négrier de « La politique à l’épreuve des émotions » (2017), Presses Universitaires de Rennes. Carnet de recherche.
Alain Faure Directeur de recherche en science politique Sciences Po Grenoble Université Grenoble Alpes Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
The Conversation
L’Université Grenoble Alpes est partenaire membre fondateur du média en ligne The Conversation. Ce site internet propose de conjuguer l’expertise universitaire et le savoir-faire journalistique pour offrir au grand public une information gratuite, indépendante et de qualité. Les articles, sur un format court, traitent de dossiers d’actualité et de phénomènes de société. Ils sont écrits par des chercheurs et universitaires en collaboration avec une équipe de journalistes expérimentés. theconversation.com
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