The Conversation :"Les gilets jaunes, aux confins de la Révolution française et de l’individualisme post-moderne"

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Les gilets jaunes © Coline Buch / Flickr, CC BY-SA
Les gilets jaunes © Coline Buch / Flickr, CC BY-SA
Les "gilets jaunes" illustrent un tournant émotionnel sans précédent concernant nos façons de concevoir et de se représenter le bien commun.

Les sondages montrent que, passé l’effet de surprise, la révolte des « gilets jaunes » a été favorablement perçue dans la société française. Principalement parce que les reportages sur les mobilisations des ronds-points et les réseaux sociaux ont su mettre en image, de façon saisissante, l’évidence d’inégalités et de souffrances perçues comme croissantes et intolérables. La révolte s’est accompagnée de la conviction que les « élites » en étaient la cause première.

Il s’agit d’abord, pour reprendre les termes du psychanalyste Boris Cyrulnik, de la contagion d’un trauma sur un ennemi collectif fantasmé. L’effet boule de neige sur des revendications très variées relève du même scénario émotionnel : les Français descendent dans la rue pour protester contre les difficultés et les injustices qui les affectent personnellement, presque intimement. Cette perception sensible rend leur colère sincère et communicative. La politique se retrouve, au premier degré, à l’épreuve des émotions. Et l’indignation se nourrit du même constat sans nuance que tous ces maux viennent globalement d’un État surplombant, d’élus arrogants, de taxes excessives et d’une finance internationale dévastatrice.

Les réflexes conservatoires des France du milieu et d’en haut

Il y a beaucoup de bon sens et quelques vérités crues dans la mise en récit et en connexion de ces exaspérations. Mais il est pour le moins curieux que peu d’analystes ne relient cette vague d’indignation de la France dite d’en bas avec les comportements et réflexes conservatoires relativement comparables qui caractérisent, depuis une quinzaine d’années, les France du milieu et d’en haut.

La différence est essentiellement esthétique : les premiers n’ont pas les bons codes de conduite, ce sont des exclus du système, ils semblent désordonnés et parfois violents, ils se méfient des élus et des syndicats, ils argumentent souvent à l’emporte-pièce.

Les seconds sont au cœur du jeu politique traditionnel des arènes de l’action publique, ils parlent avec civilité, ils sont en phase avec les médiateurs sectoriels, ils relaient les résistances sur des critères raisonnés, ils disent « non » et ils font bloc face à toute proposition de réforme aux motifs argumentés et chiffrés des acquis menacés, d’une redistribution inégalitaire, des laissés pour compte et d’un avenir incertain.

Le « non » systématique du récit républicain

De nombreux indices convergent pour faire l’hypothèse que c’est ce nonisme systématique qui a provoqué l’échec des réformes engagées sous le quinquennat de François Hollande. Et c’est ce qui a permis le succès en trompe-l’œil d’Emmanuel Macron en 2017 : dans une France de résistance au changement mais divisée, seul le petit segment des électeurs séduit par un récit optimiste de sortie de crise par les réformes a su tirer sa carte du jeu (avec seulement 24 % des suffrages exprimés au premier tour…).

Mais le mouvement des gilets jaunes nous rappelle le récit républicain majoritaire depuis trente ans d’abord adossé à une convergence de craintes, de corporatismes, de conservatismes et de replis territoriaux.

Tous les Français sont des citoyens du nombril ! Ils croient certes dur comme fer à un modèle providentiel universaliste construit au sortir de la Deuxième Guerre mondiale – l’État jupiterien qui décide de tout reste l’alpha et l’oméga des requêtes qui sont adressées à Emmanuel Macron –, mais ils sont aussi les produits d’une période postmoderne particulièrement narcissique et individualiste.

Un véritable tournant émotionnel

Les gilets jaunes ne sont le nom de jacqueries prérévolutionnaires qu’en apparence. Ils symbolisent beaucoup plus sûrement, dans sa version abrupte, le croisement explosif de la Révolution française et de l’individualisation de la société mondialisée.

Dans cette tourmente inédite, ils illustrent un tournant émotionnel sans précédent concernant nos façons de concevoir et de se représenter le bien commun. L’apprivoisement des passions était au cœur de la définition de la citoyenneté et de la social-démocratie made in France (le fameux pacte républicain adossé aux négociations corporatistes). Il partait du principe que les politiques publiques se construisaient dans la délibération, les compromis raisonnés et la définition de référentiels partagés. Dans tous les pays du monde, cette rationalisation s’est ainsi traduite par une responsabilisation croissante des grandes collectivités territoriales, et donc une différenciation des solutions apportées.

Aujourd’hui, les nombrils sont en train de reprendre le dessus et de mettre à mal la confiance dans la démocratie représentative. Ce sont les larmes du métier d’individu qui deviennent surdéterminantes, entrevoyant le monde au filtre simplifié des réseaux sociaux, avec force coups de cœur et coups de gueule, dans l’ivresse émotionnelle des souffrances propres à chaque trajectoire personnalisée et loin de ce qui fait toute la complexité de l’imaginaire politique collectif.

L’intensité du trauma interdit, pour l’instant, toute forme de résilience et toute perspective de dessein partagé.

L’auteur a codirigé récemment avec Emmanuel Négrier « La politique à l’épreuve des émotions » (PUG, 320 p.). Carnet de recherche, enigmes.hypotheses.org.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


 
Publié le11 décembre 2018
Mis à jour le27 avril 2022