The Conversation :"Les objets connectés, nouveaux fétiches du monde moderne"
Le marketing des objets connectés tente de déplacer ce qui fait sens pour les usagers par transformation du statut des agents non humains du monde moderne. Cette manière de communiquer préfigure une culture qui valorise des rites évoquant confusément le religieux, la croyance, tout en étant compatible avec les valeurs fondatrices de la modernité.
La dépendance aux objets connectés qui se manifeste déjà sur le plan corporel et affectif favorise cette transformation. Le smartphone, à la fois prothèse et objet transitionnel, en représente l’emblème. Les usagers sont conduits à adopter leurs objets connectés comme des partenaires protecteurs. La dernière publicité sur l’objet connecté d’Amazon Alexa/Echo le montre bien : l’objet connecté est présenté comme une amie de la famille qui, complice, viendrait en aide à une jeune fille, au moment de déclarer à ses parents son homosexualité.
Au-delà de cet exemple, c’est l’ensemble des types de relations proposé par les objets connectés et promu par le marketing qui vise à transformer le statut de l’objet. Entre « simulacre et simulation », le projet culturel des êtres et des corps connectés rend compatibles des valeurs issues des traditions religieuses avec celles de la modernité.
Pour reprendre l’exemple de la publicité Alexa/Echo, l’objet connecté fonctionne symboliquement comme un véritable fétiche, protecteur de la famille (historiquement le gris-gris) permet en même temps à son possesseur de s’affranchir des tutelles et d’assumer son identité au-delà des normes.
Dans la continuité de la pensée de Simondon nous allons tenter d’éclaircir ce mode d’existence et d’action des objets connectés en lien avec l’activité humaine tel qu’il est aujourd’hui promu par les industriels.
De l’objet connecté au fétiche païen
Apple a été le premier à assumer sa prétention : transformer le rapport émotionnel au monde, l’enchanter, le rendre plus beau. La publicité de 2013 est très claire. Ce petit clip vidéo réussit à nous toucher émotionnellement.
Ici, la projection puis la fusion affective activée par une expérience sensible ressemble aux phénomènes comparables proposés par le religieux car elles reposent sur deux dynamiques : un discours d’escorte (les publicités) et une expérience stimulante sensoriellement et émotionnellement qui construisent l’expérience comme une rituel. Ce qui se déploie par ces moyens, c’est une puissante idéologie de l’intersubjectivité communautaire permise par des objets intermédiaires qui peuvent être soit des prothèses, soit des interfaces, soit enfin des fétiches.
Si cette idéologie connaît un succès planétaire, c’est peut-être parce qu’elle s’inscrit dans la continuité d’un rapport religieux au monde, rapport ancestral et toujours présent dans nos sociétés modernes (lire à ce sujet Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie).
Il importe de rappeler que dans l’histoire des civilisations traditionnelles, les religions avaient pour tâche de construire un édifice symbolique mythique. La religion était pourvoyeuse de sens pour une condition humaine vécue comme cruelle et injuste. Elle assignait de principes de régulation des affects via des objets. Les objets-fétiches reliaient au sacré, aux Dieux, aux esprits-totems, par le biais de rites et de coutumes régulant les mœurs.
Paradoxalement, au cours du XXe siècle, c’est-à-dire dans la période qui a valorisé à la fois la rationalité, la laïcité et la marchandisation, le mode d’existence des objets de consommation redevient animé grâce aux évolutions de la publicité, puis des technologies et enfin des designs. Comme l’avait déjà suggéré Karl Marx dans Le Capital, grâce au capitalisme en tant que système social, la table devient un fétiche magique car des valeurs symboliques augmentent sa valeur d’échange.
Le projet du capitalisme a donc évolué. Les designers et les marketers peuvent proposer des rites sensibles qui imitent les rites religieux. Ce faire commun est animé par des sortes de dieux-totems que sont les acteurs de la nouvelle économie de l’attention (Google, Apple, Samsung, Facebook, etc.).
La dynamique d’acceptation d’une délégation aux objets connectés
Les objets connectés sont déjà présents dans notre quotidien. D’autres arrivent sur le marché. Qu’ils soient portés directement sur soi (montres, lunettes, vêtements, etc.), ou non (ordinateurs portables, capteurs de mouvements), les discours les construisent à la fois comme des moyens d’actions, des auxiliaires, des assistants, des objets transitionnels ou enfin comme des fétiches partenaires d’une relation d’accompagnement (coaching en soin, sport, éducation, rééducation, jeu, etc.).
La publicité pour le robot Dash présente ce dernier non seulement comme un partenaire de jeu, mais également comme un moyen d’entrer dans un monde de la robotique où la relation à l’objet connecté tend à se passer de l’humain.
Pour rappel, la dimension protectrice des objets est très présente dans le paganisme. Nous retrouvons ici tous les dispositifs de mobilité assistée ou de domotique intégrée. Le robot compagnon de sommeil « Somnox » est à ce titre emblématique, car il propose de rassurer affectivement afin de réduire le stress.
Sur un autre registre, le fétichiste religieux s’entoure d’objets qui augmentent sa force et sa puissance. Les Google glasses et les lunettes Snapschat (nommées « Les Spectacles ») préparent l’individu au plaisir que lui procure la sensation d’un corps connecté augmenté.
Le succès de la promesse d’éternité proposée par Nespresso est à ce propos aussi stupéfiant. Grâce à un design d’objets et de services (les « concept stores »), l’expérience paraît s’inscrire dans un rituel d’inspiration fortement catholique. Au sein d’une publicité célèbre, la dégustation du café apparaît comme une véritable épiphanie sensible où sont associées des promesses d’instant exception grâce à la jouissance, de transcendance, de luxe, de prestige et d’éternité.
De plus, les publicitaires n’hésitent pas à reprendre comme slogan une célèbre formule “le café corps et âme”.
Or, dans l’épiphanie, moment emblématique de la culture judéo-chrétienne, l’extase sensible devient un lieu de recueillement, de communion entre humains, et de relation à Dieu par l’intermédiaire d’une proposition d’expérience sensorielle.
Inspirée par la pensée de Frédéric Nietzsche, nous dirions que les marques s’appuient sur la vulnérabilité humaine, son besoin de leurres, son désir de s’évader de sa condition, sa quête de transcendance. C’est parce que le désir d’illusion, plus ou moins conscient mais permanent dans l’action humaine, apparaît toujours plus tentant que l’acceptation du réel, la promesse d’une transformation du rapport au monde par la technique peut se déployer.
Quelle biopolitique des corps connectés ?
La structuration du rapport corporel et affectif au monde par des agents non humains conduit implicitement au projet biopolitique de contrôle sensible, mais par une voie ou une manière que Michel Foucault n’avait pas anticipée. Sous l’effet de l’alliance entre la technologie et le capitalisme, les objets deviennent soit des objets-fétiches à la fois animés et animants et reliant à des totems post-modernes, soit de nouveaux totems.
Par le biais des expériences proposées, la quête d’amélioration, de maîtrise de soi et de communion autour d’usages d’objets symboliques vont de pair.
En copiant les différentes traditions religieuses, les objets peuvent tour à tour :
- favoriser la quête de transcendance par la maîtrise de soi (traditions monothéistes),
- relier au divin, l’évoquer ou même l’incarner (traditions monothéistes),
- représenter des parties du divin (tradition païenne),
- enfin, être des esprits ou puissances naturelles (tradition animiste).
Le XXIe siècle sera peut-être le siècle où le capitalisme réussira le tour de force d’unir différentes traditions religieuses.
Grâce à cette diffusion massive des objets connectés, un combat idéologique portant sur la désignation de principe d’autorité et de contrôle des sensations et des émotions humaines se trouve en effet engagé. Ce combat engage des questions de légitimité que l’on peut énoncer de la façon suivante :
- Qui a le droit de contrôler les corps par la captation des affects ?
- Qui a le droit de mythifier le quotidien ?
- Qui a le droit d’assigner une existence au collectif par le biais de la connexion à des fétiches païens ?
La sécularisation se trouve peut-être à l’origine d’un combat idéologique très important sur la définition de la condition humaine. Certains acteurs privés ont un rôle d’orchestration du politique en déployant des techniques devenues aussi efficaces que celles issues du secteur religieux, compte tenu des limites aujourd’hui trop évidentes du projet politique qui permettrait pourtant de penser cette modernité de haute technologie.
L’autrice tient à remercier vivement Thierry Ménissier pour ses remarques, sa lecture attentive, ses suggestions qui ont fait progresser sa réflexion..
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le27 avril 2022
Vous aimerez peut-être aussi
- The Conversation : "Avec la guerre, changement d’ère dans la géopolitique du climat ?"
- The Conversation : "Dépenses, manque de transparence… pourquoi le recours aux cabinets de conseil est si impopulaire ?"
- The Conversation : "Et pourtant, on en parle… un peu plus. L’environnement dans la campagne présidentielle 2022"
- The Conversation : "L’empreinte carbone, un indicateur à utiliser avec discernement"
L'autrice
Fabienne Martin-Juchat
Professeure en sciences de l'information et de la communication
Université Grenoble Alpes
The Conversation
theconversation.com
Abonnez-vous !
theconversation.com/fr/newsletter