The Conversation : "Raúl s’en va : quels changements pour Cuba ?"
La principale information, qui ne fut guère une surprise, a été l’annonce de la succession de Miguel Diaz Canel, déjà président depuis 2018, à Raúl Castro au poste de premier secrétaire du PCC.
Pour la première fois depuis 1959, un Castro ne dirige plus Cuba. Une nouvelle ère s’ouvre-t-elle ?
Une prise de pouvoir dans un contexte compliqué
Commençons par dire qu’il s’agit d’une « nouveauté » qui ne constitue pas une révolution dans la Révolution : « la transition » (terme sans doute impropre lorsque l’on évoque l’Ile) était ficelée depuis bien longtemps.
On ne peut même pas parler de rupture dans la continuité, mais seulement d’évolution du système économique cubain – le système politique, lui, demeurant inchangé. En effet, Miguel Diaz Canel se veut l’héritier spirituel de Fidel et Raúl Castro. Il le clame volontiers sur son compte Twitter, et le rappelle à la population à travers les panneaux qui fleurissent dans les zones urbaines de Cuba où son portrait accompagne ceux du « père de la patrie » Carlos Manuel de Céspedes, du fondateur du Parti révolutionnaire cubain José Martí, de Fidel et Raúl Castro – les visages des cinq hommes étant soulignés de l’inscription « Somos continuidad » (nous sommes la continuité).
Dès son élection au poste de président du Conseil d’État en 2018, Miguel Diaz-Canel s’était engagé à « poursuivre la Révolution » initiée par Fidel Castro. Depuis, il a insisté sur la nécessité d’« actualiser » le modèle cubain, sans pour autant vouloir le réformer en profondeur.
Pour le moment, le nouveau premier secrétaire du PCC doit à la fois satisfaire la « vieille garde révolutionnaire » (même s’ils sont pour beaucoup sortis du Bureau politique du PCC), tous les barbudos ne sont pas morts) et la jeune génération. La biologie fait son œuvre, et ceux qui n’ont connu que les pénuries de la Période spéciale ainsi que celles provoquées par la crise de la Covid sont fatigués : l’invocation des acquis sociaux de la Révolution ne suffit plus à les mobiliser.
Le nouvel homme fort de l’Ile doit donc composer avec une situation interne difficile.
À cause de la pandémie de Covid-19 bien sûr, bien gérée, mais apparemment impossible à endiguer à La Havane.
À cause de la fermeture du pays au tourisme comme conséquence de ladite pandémie, ce qui implique une perte très importante de ressources (l’Ile avait reçu un peu plus de 4 millions de touristes internationaux en 2019 ; cette année-là, le secteur, devenu sa deuxième source de revenus en 2018, lui a rapporté 3,3 milliards de dollars US).
À cause des tentatives de moderniser et d’adapter l’économie cubaine à une nouvelle réalité mondiale, qui se traduisent par exemple par le processus d’unification monétaire que connaît Cuba depuis le 1er janvier de cette année. Cette volonté de faire disparaître le CUC (devise indexée artificiellement sur le dollar des États-Unis) pour ne laisser en vigueur que le CUP (peso cubain) a provoqué une inflation galopante, des difficultés accrues pour la population à se procurer des produits de première nécessité et, en conséquence, de timides manifestations de la part de la société civile.
On a effectivement pu voir émerger à Cuba ces derniers mois des protestations d’artistes, et des demandes en faveur du bien-être animal, qui sont autant de façons d’occuper le terrain de la revendication et d’ouvrir un espace de dialogue entre le peuple et les autorités.
Les défis sont donc nombreux.
Une population cubaine en attente de changements
Déjà bien connu des Cubains avant sa nomination au poste de premier secrétaire, Miguel Diaz Canel est difficile à cerner pour l’observateur étranger. On le présente tour à tour comme un amateur de rock favorable à l’apparition d’une presse plus « critique », puis comme un homme intransigeant vis-à-vis de la dissidence.
Quoi qu’il en soit, il a poursuivi les changements qui avaient été amorcés dans le domaine économique par Raúl Castro (notamment dans l’agriculture,et dans le « cuentapropismo », l’auto-entrepreunariat à la sauce cubaine…).
Mais tout cela se fait, il convient d’insister sur ce point, sans changer en rien le « cœur » du processus de prise de décision et du système politique. L’appareil de production reste aux mains de l’État, et l’apparente ouverture vers une économie de marché ne doit pas faire oublier l’ultra planification-centralisation de l’économie cubaine.
Pour le dire autrement, le nouveau gouvernement doit assurer une continuité politique (la survivance de la Révolution), tout en adaptant très progressivement l’économie aux nouveaux besoins de la population et aux réalités mondiales (notamment la perte d’anciens partenaires économiques et/ou diplomatiques comme le Vénézuéla, l’Algérie, le Brésil, l’Argentine, l’Équateur, la Bolivie…).
Du côté de la population, les attentes sont nombreuses. Concrètement, les Cubains veulent pouvoir avoir accès rapidement à des produits de consommation courante, sans faire la queue pendant des heures (on a vu apparaître de nouvelles « figures » dans la société cubaine, tel le « colero », qui vend des places dans les files d’attente devant les magasins d’État, ou « el acaparador » qui achète et revend bien plus cher tous les produits qu’il peut stocker).
Pour autant, la majorité d’entre eux n’aspire pas à une libéralisation totale de la vie économique, qui conduirait à avoir le choix dans les rayons des hypermarchés entre quinze marques de shampoing. Ils souhaitent, en revanche, en finir avec « la libreta » (carnet de rationnement encore en vigueur actuellement dans l’Ile) et avoir accès facilement au minimum basique pour vivre dignement. Ils ne se nourrissent pas de réformes, comme ils le disent eux-mêmes, et s’ils sont conscients de la nécessité d’adapter le processus révolutionnaire, ils veulent des résultats concrets, c’est-à-dire une amélioration de leurs conditions de vie au quotidien, dans les plus brefs délais.
Mais beaucoup sont encore très attachés à la Révolution, qu’ils voient comme la Révolution cubaine et non castriste. Et s’ils désirent un ajustement du système, ils ne souhaitent pas voir se répéter l’histoire de l’ingérence états-unienne. C’est que Cuba est un pays de contrastes, un paradoxe, une antithèse permanente.
Le silence de l’administration Biden
D’aucuns s’interrogent sur ce qu’il convient d’espérer du nouveau gouvernement de Washington. Aucune levée de l’embargo n’est prévue, bien évidemment. Cela contreviendrait à la volonté des nombreux exilés cubains engagés en politique, qui pour certains sont très puissants au Congrès, et enverrait un signal en direction de la Floride que l’équipe de Joe Biden ne semble pas prête à assumer.
Le silence total de son administration concernant Cuba, alors que d’autres signaux ont été envoyés à l’Amérique latine, montre que Joe Biden a pour le moment adopté une posture attentiste. Sa porte-parole a indiqué que le gouvernement états-unien pourrait éventuellement réfléchir à sortir Cuba de la « liste noire » des pays soutenant le terrorisme, sans que cela constitue une priorité.
Le gouvernement cubain s’est montré ouvert à un dialogue constructif et respectueux avec Washington.
Les Cubains n’attendent pour leur part rien du voisin du Nord. Ils sont habitués à se débrouiller seuls contre vents et marées et se méfient des discours politiques. Ils connaissent, pour l’expérimenter depuis 1962, la politique hostile du gouvernement états-unien à leur endroit. Mais on voit également poindre dans et hors de l’Ile des discours enjoignant les autorités cubaines à revitaliser l’économie en la diversifiant, et à cesser de voir tous les malheurs de Cuba dans sa relation avec les États-Unis.
Un changement plus générationnel que politique
Enfin, il ne faut pas oublier que certains membres de la famille Castro, sans être directement au pouvoir, demeurent actifs dans l’Ile. On peut par exemple penser à deux des enfants de Raúl Castro, Mariela et Alejandro. Mariela est directrice du Centro Nacional de Educación Sexual (CENESEX) et se présente comme une activiste des droits de la communauté LGBT ; Alejandro est militaire et homme politique, à la fois conseiller à la présidence du Conseil d’État de la République de Cuba et coordinateur du Conseil de Défense et de la Sécurité nationale. Et Raúl lui-même conservera un certain poids dans les décisions de son successeur, Miguel Díaz Canel ayant précisé lors de son discours de clôture du Congrès qu’il le consulterait sur toute chose, et qu’il restait une référence absolue de tout communiste et de tout révolutionnaire.
Le grand changement est donc un changement de génération et de « style » : Miguel Díaz Canel n’a pas été membre du fameux M-26, puisqu’il n’était pas né au moment de la guérilla révolutionnaire et a effectué toute sa carrière dans le civil. L’uniforme vert olive disparaît, certes, au profit du costume cravate ou du polo qu’arbore le nouveau président lors de ses bains de foule. Malgré tout, on voit émerger un leadership plus institutionnel que charismatique, et le danger est de verser dans toujours plus de bureaucratie, et de perdre le lien qui unissait jusqu’alors les dirigeants cubains au peuple.
En somme, le fait que Raúl Castro prenne une retraite relative à 89 ans ne signifie nullement que Cuba connaîtra tout prochainement des changements majeurs. En tous les cas, le nouveau gouvernement ne prévoit pas d’inflexion du processus révolutionnaire, mais seulement des « adaptations », afin de répondre à une demande croissante de la population, lasse de conjuguer le verbe « resolver » (se débrouiller) à tous les temps. S’il est compliqué de se lancer dans des prédictions, on peut raisonnablement penser que la clôture du 8e Congrès du PCC ne provoquera pas une agitation sociale majeure.
On l’aura compris, sans aller jusqu’à évoquer un non-événement, on ne peut pas non plus parler d’un bouleversement pour les Cubains. Il est bien trop tôt pour évoquer l’« ère post-castriste » tant espérée par certains.
Mis à jour le11 mai 2021
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L'autrice
Maître de conférences en civilisation latino-américaine
Université Grenoble Alpes (UGA)
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