The Conversation : "Relance économique : sommes-nous vraiment tous devenus keynésiens ?"
La doctrine du « quoi qu’il en coûte » énoncée par le président de la République Emmanuel Macron pour faire face à une crise sans précédent est révélatrice de ce moment keynésien : l’endettement massif de l’État pour relancer la machine économique constitue désormais la solution ultime privilégiée, y compris chez les économistes favorables à l’austérité budgétaire avant mars 2020.
Une lecture attentive de ces réactions diverses nous invite cependant à faire preuve de circonspection quant à cette prétendue « revanche de Keynes ».
Une solution budgétaire qui s’impose
Tout d’abord, ce n’est pas la première fois que l’on nous fait le coup du moment keynésien. La dernière fois, c’était en 2009-2010 dans le sillage de la crise financière globale. Mais son effet a été très limité. Les éphémères politiques de relance ont vite cédé le pas aux politiques de « consolidation budgétaire » et Keynes est retourné dans les rayons de l’histoire de la pensée économique.
Ensuite, il faut se méfier du retour soudain et exalté à des penseurs défunts en période de crise. L’histoire des crises ne manque pas de « moment X » réhabilitant des auteurs du passé sans pour autant déboucher sur de véritables transformations, tant au niveau de l’action publique qu’au niveau de la recherche académique.
Le fameux « moment Minsky », lors de la crise financière de 2008 a mis sur le devant de la scène cet économiste hétérodoxe oublié, car son analyse montrait parfaitement comment les cycles financiers pouvaient générer de l’instabilité et des crises financières. Dans les faits, aucune leçon n’en a été tirée pour mettre fin aux excès de la finance dérégulée.
Le retour du consensus keynésien révèle par ailleurs des postures bien distinctes. Certains économistes de la pensée économique dominante préconisent le retour de la politique budgétaire depuis la crise financière globale.
L’appel à une refonte de la macroéconomie par des économistes comme Oliver Blanchard, ancien chef économiste et directeur des études au Fonds monétaire international, ou encore par les prix « Nobel » Paul Krugman et Joseph Stiglitz, a permis de réhabiliter la théorie du multiplicateur budgétaire, selon laquelle l’argent public investi va générer des retombées supérieures aux sommes injectées. Rien d’incohérent donc à ce que ces économistes « pragmatiques » préconisent l’option budgétaire aujourd’hui. D’autres s’y rallient, car ils réalisent que la politique monétaire est insuffisante ou même inefficace.
En revanche, le retour à Keynes est plus surprenant chez les « gardiens du temple » des politiques économiques de ces dernières années qui expliquent désormais qu’« il faut savoir être keynésien quand la situation l’impose ».
Il s’agit là d’un keynésianisme de circonstances et réducteur, justifié par le fait que « nous n’avons pas d’autres choix ». Le registre de ce keynésianisme-là se rapproche plutôt de simples modalités de gestion de crise, pas d’une politique structurelle et de régulation de la demande.
La référence à Keynes est donc lointaine et ne renvoie aucunement aux travaux de l’école post-keynésienne pourtant féconde, y compris en France, qui a su perpétuer et actualiser le message du maître de Cambridge. Pour Keynes et les post-keynésiens, la politique budgétaire ne peut être réduite à une politique de dernier recours. Surtout, l’œuvre de Keynes ne pourrait être réduite aux seuls déficits budgétaires.
Combattre l’instabilité économique
Puisque la référence à Keynes est abondamment mobilisée actuellement, demandons-nous comment les travaux de cet économiste de la première partie du XXe siècle peuvent nous être utiles aujourd’hui.
Quels sont les apports mobilisables pour poser les fondements d’un fonctionnement économique qui réponde aux grands enjeux contemporains, plein-emploi et transition écologique ? En d’autres termes, Keynes n’est-il utile que par sa justification d’une politique macroéconomique de soutien à la demande via la dépense publique et l’accroissement du déficit ?
Dans la pensée keynésienne, il y a la volonté d’identifier les sources de l’instabilité économique comme la volonté de les tarir. Keynes réfléchit au cadre institutionnel qui permettrait d’atteindre les objectifs retenus, notamment le plein-emploi.
Pour cela, il faut selon Keynes dompter la finance afin de stabiliser le financement de l’économie. C’est ainsi qu’il établit un plan pour construire le système monétaire international d’après-guerre, plan qui repose sur la création d’une monnaie supranationale.
Si elle avait été retenue, cette proposition aurait permis non seulement de financer la reconstruction des pays détruits par la guerre, mais aussi de favoriser le développement économique des pays nouvellement indépendants.
La création de cette monnaie supranationale, et donc d’une banque centrale supranationale, rendrait pérenne l’accès au financement à l’échelle mondiale et permettrait de cloisonner les marchés financiers nationaux pour éviter les effets de contagion.
S’attaquer à toutes les dimensions de la crise
À l’ère de la globalisation financière et du risque systémique planétaire, une relecture de Keynes pour justifier les contrôles sur les flux de capitaux internationaux s’impose.
De plus, si on admet que la nécessaire transition écologique requiert des investissements massifs à l’échelle planétaire notamment pour permettre le découplage énergétique (par le développement des transports collectifs, la relocalisation de la production à proximité des lieux de consommation, l’isolation du bâti, la production énergétique décarbonée, etc.), il est nécessaire de penser les modalités de financement dans une perspective globale et de penser l’articulation des financements domestiques. C’est cette articulation à laquelle pensait Keynes à Bretton Woods.
Bien sûr, la pensée de Keynes s’attache à identifier des politiques économiques susceptibles de garantir le plein-emploi. Mais c’est Keynes aussi qui, dans son essai « Lettre à nos petits-enfants », prédit que la période historique d’accumulation intensive du capital sera inévitablement suivie d’une période de liberté, arrachée à l’impératif économique.
Optimiste, il estimait qu’« accumuler des richesses n’aura plus grande importance pour la société » ou que la semaine de travail hebdomadaire sera de 15 heures. Écrit en 1930, cet essai concernait la situation anticipée pour… 2030. Sur cette épineuse question du temps de travail, force est de constater que le message de Keynes ne fait pas consensus chez les économistes aujourd’hui.
C’est la leçon keynésienne pour 2020 : il reste nécessaire d’intégrer dans notre cadre de réflexion la répartition équitable des richesses, le plein-emploi, mais aussi la contrainte écologique et les effets dévastateurs sur le climat et l’environnement de notre mode de vie.
L’actualité de Keynes, ce n’est pas que le déficit dans l’urgence. C’est avant tout penser et organiser une société respectueuse des équilibres économiques, sociaux et environnementaux. Et là, nous ne sommes pas tous keynésiens…
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le25 juin 2020
Vous aimerez peut-être aussi
- The Conversation : "Avec la guerre, changement d’ère dans la géopolitique du climat ?"
- The Conversation : "Dépenses, manque de transparence… pourquoi le recours aux cabinets de conseil est si impopulaire ?"
- The Conversation : "Et pourtant, on en parle… un peu plus. L’environnement dans la campagne présidentielle 2022"
- The Conversation : "L’empreinte carbone, un indicateur à utiliser avec discernement"
Les auteurs
*Professeur des universités
Université Grenoble Alpes
Jonathan Marie
Maître de conférences en économie
Université Sorbonne Paris Nord – USPC
The Conversation
theconversation.com
Abonnez-vous !
theconversation.com/fr/newsletter