Le mouvement des gilets jaunes, puis le grand débat qui en a résulté, ont montré que les Français avaient soif de justice sociale. Mais est-il possible, et comment, de lutter contre les inégalités ?
Il est parfois bon de prendre du recul. Le mouvement des « gilets jaunes », puis le « grand débat » qui en a résulté, ont montré que les Français avaient soif de justice sociale. Mais est-il possible, et comment, de lutter contre les inégalités ?
Avec leur ouvrage Réveillons-nous ! Pour un monde plus juste, Gabriel Langouët et Dominique Groux ont fait le pari qu’aborder cette question à l’échelle mondiale, avant de l’envisager à l’intérieur d’un État défini, pouvait mettre sur la piste de solutions qui soient à la hauteur du défi.
Le grand gâchis des inégalités
Pour proposer des solutions crédibles, il faut d’abord poser un diagnostic. Les auteurs le font en s’appuyant sur les données fournies principalement par le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Cela leur permet d’offrir aux lecteurs un ouvrage à la fois militant et scientifique. Militant, car animé par un ardent désir de justice, dans l’espoir d’un possible progrès. Et scientifique, car reposant sur l’analyse rigoureuse de données fiables.
Un des grands mérites de l’ouvrage est de privilégier une perspective comparative. Le diagnostic de l’existence d’inégalités « excessives », au caractère « intolérable », constituant une « injustice immense », et synonymes d’un « énorme et inqualifiable gâchis », est fait sur un double plan. Celui d’une « comparaison horizontale » : étude des inégalités entre États. Puis « verticale » : étude des inégalités à l’intérieur d’États définis. Ainsi, par exemple, la situation de la France peut-elle être appréciée par référence aux 19 autres États constituant l’échantillon de l’étude ; et en elle-même, grâce aux chiffres fournis par les indicateurs retenus.
L’analyse repose sur la prise en compte de grands indices. L’IDH (indice de développement humain), qui agrège trois grandes dimensions du « bien-être » : revenus, éducation, et santé ; et qui, lorsqu’il est corrigé en fonction des inégalités propres à l’État considéré (IDHI), permet de calculer une « perte de développement humain ». Un indice des inégalités de genre (IIG), qui traduit le désavantage des femmes dans les trois domaines de l’IDH. Et le coefficient de Gini, qui apprécie le niveau général d’inégalité caractérisant un pays.
Les femmes toujours perdantes
La recherche de liens entre ces différentes variables permet de comprendre comment peuvent se cumuler les désavantages, et s’aggraver les injustices. Ainsi est mise en évidence l’importance des inégalités de genre, pour lesquelles la France est classée 12eme sur 151, le premier étant la Slovénie, le dernier le Tchad. Car « les hommes restent au total gagnants » : « Ces inégalités entre les femmes et les hommes pèsent très lourd, sur la santé et l’éducation des femmes elles-mêmes, mais aussi sur les revenus des personnes et des ménages, et plus encore sur les familles monoparentales, qui sont majoritairement sous la responsabilité de femmes, et dont les enfants subissent durement ces profondes injustices. » (p. 70)
N’est-ce pas précisément ce qu’ont crié tant de femmes occupant les ronds-points ?
Mais de quoi les Français se plaignent-ils donc ?
Le recours à deux indices complémentaires (indice de satisfaction globale de vivre, indice de démocratie) permet à la fois de comprendre, et de relativiser, l’expression contemporaine d’un sentiment de fatigue démocratique.
Les Français sont moins satisfaits de leur vie que les Canadiens ou les Norvégiens, et même que les Brésiliens ! 90 % des Norvégiens se pensent en bonne santé, contre (seulement) 67 % des Français. Et la France se classe comme une « démocratie incomplète ». Peut-être parce que, comme le pense une majorité de français (66 %), elle ne fait pas assez d’efforts pour éradiquer la pauvreté.
Car il faut prendre acte de « la force du lien entre démocratie et bien-être ». La satisfaction globale est liée au développement humain (IDH). Quand celui-ci est entravé par des inégalités (IDHI), le sentiment de bien-être diminue. C’est alors que s’installe la fatigue démocratique.
Le développement humain, impliquant un niveau décent de revenus, d’éducation, et de santé, « va pratiquement toujours de pair avec la démocratie ». La France peut donc mieux faire, même si l’on peut considérer que sa situation est très bonne du point de vue de la plupart des indices considérés.
Pourra-t-on vraiment progresser vers un monde plus juste ?
Mais la situation mondiale dominante est celle du grand écart entre des revenus insolents et une misère inacceptable. L’espoir de progresser vers un monde plus juste est-il fondé, alors qu’il faudrait (chez nous) repenser la hiérarchie de l’ensemble des revenus, et (partout) vaincre « les résistances des grands nantis » qui « s’avèrent toujours très tenaces » ? « Les obstacles seront sans doute difficiles à franchir. » Peut-on alors y croire ?
Les auteurs pensent que leur analyse « laisse apparaître des possibilités et des espoirs », pour deux grandes raisons. La première est qu’il reste toujours une place pour la volonté politique. La seconde est que l’on dispose d’« exemples à suivre ». Ainsi, la Norvège, Maurice, et Cuba – trois États qui méritent d’être « observés de près » – montrent-ils, chacun à sa manière, « qu’il y a des voies possibles vers l’égalité », quel que soit le niveau de ressource disponible.
Il n’en reste pas moins que le défi est de taille. Il s’agit de « rendre possible ce qui est nécessaire ou indispensable, ce que les peuples semblent avoir mieux et plus vite compris que leurs responsables » (p. 121). Sans aucun doute. Mais s’il est hautement souhaitable que les « valeurs éthiques » l’emportent sur « les valeurs ou les intérêts économiques », cette victoire n’est jamais assurée. Et si le comportement récent du peuple algérien montre qu’il n’est pas stupide de parier sur la capacité qu’ont les peuples de « se réveiller », le sommeil ne prévaut-il pas le plus souvent ?
Mais les auteurs ont raison dans leur beau titre. S’agissant des inégalités, il est grand temps de se réveiller. Et puis, n’avons-nous pas chanté naguère : « El pueblo, unido, jamas sera vencido ! »
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.