The Conversation : "Une armée européenne, au-delà du simple slogan"
L’armée européenne, une idée ancienne
L’idée même d’une armée européenne est loin d’être neuve. Il faut remonter au XVIIe siècle pour en trouver les premières traces philosophiques, quand le duc de Sully imaginait, entre 1617 et 1620, dans son « Grand Dessein » une première forme de communauté européenne à 15 membres, dotée d’un Conseil permettant la prise de décision commune et d’une armée européenne financée en commun.
Une première tentative concrète de mise sur pied d’une armée européenne avait ensuite été envisagée dans les années 1950. La Communauté européenne de défense (CED) visait à constituer une armée européenne placée sous l’autorité d’un organe supranational (telle que la Commission européenne de nos jours). Il s’agissait, à travers la CED, de rendre la reconstruction d’une armée allemande acceptable pour ses voisins européens, au premier rang desquels la France, dans le contexte de la guerre de Corée qui nécessitait, pour les États-Unis, de pouvoir déplacer une partie des soldats américains stationnés en Europe vers l’Asie.
Le projet, ambitieux, prévoyait à terme que les pays membres – la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg – renonceraient à leurs armées nationales, à l’exception de certaines forces armées qui pourraient demeurer nationales (comme les forces spéciales notamment). Pour autant, cette armée européenne devait être dépourvue d’autonomie stratégique et placée sous l’autorité stratégique de l’OTAN.
Ainsi, la CED prévoyait certes une armée européenne, mais l’absence de tête politique européenne était résolue par son rattachement stratégique à l’OTAN. Ce qui est aujourd’hui impensable dans les propositions faites par le Président Macron et la Chancelière Merkel. Or le sort réservé à la CED n’est pas inconnu : l’Assemblée nationale refusa finalement de ratifier le Traité de Paris qui devait instituer la CED en août 1954, enterrant ainsi pour quatre décennies l’idée d’une défense européenne.
Un projet relancé par le Brexit et l’élection de Trump
Le thème de l’armée européenne a plus récemment réémergé à l’initiative de Guy Verhofstadt qui déclarait, en 2004, que la politique étrangère européenne ne pourrait devenir crédible qu’avec l’existence d’une armée européenne. Angela Merkel s’était d’ailleurs saisie de la thématique au printemps 2007, essuyant la frilosité de l’Élysée à l’époque.
La thématique avait, par la suite, fait l’objet de propositions issues de réflexions conduites par des députés sociaux-démocrates au Bundestag en 2006, avant de retomber en désuétude, la Chancellerie allemande jugeant à l’époque les propositions peu réalistes.
Le Brexit est venu relancer l’idée d’armée européenne (rêvée dès 2015 par Jean?Claude Junkler, président de la Commission européenne) dans la mesure où le Royaume-Uni constituait jusqu’en 2016 une force de blocage importante pour toute tentative d’approfondissement politique de la politique européenne de défense (PSDC).
On l’aura compris : l’armée européenne est donc un serpent de mer qui ressurgit épisodiquement, en particulier à la faveur de périodes de tension politico-stratégiques au sein de l’UE ou surtout entre les deux rives de l’Atlantique, comme c’est le cas depuis l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche.
Des fonctions qui restent à définir
La question des fonctions d’une telle armée reste encore largement à poser. En effet, l’Union européenne dispose déjà d’organes institutionnels et d’outils militaires dans le cadre de sa politique européenne de défense lancée en juin 1999, suite aux guerres des Balkans. La Politique de sécurité et de défense commune figure en bonne place dans le Traité de Lisbonne et repose sur des organes politico-militaires à Bruxelles permettant de coordonner les opérations civiles et militaires conduites par l’Union européenne depuis 2003. Ce fut le cas, par exemple, de l’opération Atalante de lutte contre la piraterie maritime au large de la Somalie lancée en 2008 et toujours en cours.
En outre, l’UE dispose depuis 2007 d’unités militaires multinationales, les groupements tactiques, dédiés à la gestion de crise, mais encore jamais utilisés à ce jour du fait de limites politiques jusqu’alors insurmontables pour les déployer. Un petit centre de commandement d’opération a, de plus, été mis sur pied à Bruxelles en 2017 – le MPCC – pour gérer des missions telles que la formation de soldats maliens.
Enfin, l’UE a lancé, en décembre 2017, une coopération structurée permanente permettant à un groupe de 23 pays qui souhaitent s’engager davantage en matière de coopération militaire de développer des projets communs. La Commission européenne a également lancé, en juin 2018, le projet d’un Fonds européen de défense (approuvé aussi par le Parlement européen) visant, entre autres, à financer le développement de projets industriels de défense à l’échelle européenne.
De la même façon, l’Initiative européenne d’intervention, lancée en juin 2018 par la France et ralliée par huit autres États (dont le Royaume-Uni), vient compléter ce dispositif, tout en se situant en dehors du cadre de l’Union européenne.
Enfin, l’OTAN demeure la garantie de sécurité des États européens aujourd’hui encore, et collabore avec l’UE par le biais d’accords de coopération, notamment en matière de cybersécurité et de planification militaire.
L’Union européenne n’est donc pas dépourvue de protection militaire, ni de capacités de projection sur des théâtres de conflit, même en l’absence d’une armée européenne. Or les limites tant institutionnelles qu’industrielles ou capacitaires ne rendent pas envisageable la création d’une armée européenne à moyen terme. D’autant plus en l’absence d’un gouvernement européen élu démocratiquement, à l’image des gouvernements des États-membres.
Des réalités très différentes suivant les États
Dès lors, il faut sans doute voir dans cette proposition de créer une armée européenne davantage un slogan politique qu’une ambition opérationnelle. Cette thématique continue à diviser les Européens eux-mêmes.
La question cruciale à résoudre pour édifier une telle armée serait de savoir quelles tâches lui seraient confiées. Serait-ce une armée expéditionnaire, capable d’intervenir pour gérer les conflits armés dans le monde ? Ou bien plutôt une armée dédiée aux missions de paix et à l’intervention en cas de catastrophe naturelle ? Aurait-elle une place dans la lutte contre le terrorisme en Europe ?
Le terme même d’armée ne recouvre pas exactement les mêmes réalités socio-politiques selon les États européens. Si pour la France, par exemple, l’armée est un élément constitutif de l’État, l’armée allemande (la Bundeswehr) s’est, depuis sa création en 1955, souvent heurtée à une forte tendance pacifiste dans l’opinion publique et une partie de la classe politique allemande.
L’armée française a survécu dans son identité aux multiples changements de régime politiques depuis 1789 et continue d’affirmer une tradition expéditionnaire. En revanche, en Allemagne l’armée a changé de nom à chaque rupture politique et se veut une armée sous contrôle parlementaire (Parlamentsarmee), dont le rôle principal demeure la défense du territoire national, et un instrument de citoyenneté doté d’un syndicat militaire.
Ainsi, si le rôle de l’armée dans la lutte contre le terrorisme n’est guère choquant sur le territoire français, il serait impensable de voir en Allemagne une opération intérieure du même type que l’opération Sentinelle. Ces différences de conception du rôle des militaires existent d’ailleurs bien au-delà du seul cadre franco-allemand.
Un symbole utile
L’armée européenne peut-elle donc constituer davantage qu’un symbole aujourd’hui ? Les symboles jouent en politique étrangère et de défense un rôle majeur : ils permettent de codifier les situations et d’établir des liens.
La notion d’armée européenne peut ainsi être vue, quand elle est brandie par le Président français et la Chancelière allemande, comme un symbole matérialisant un couple franco-allemand revigoré par le Brexit et visant à relancer l’intégration européenne. Mais elle peut également être perçue comme l’étendard d’une résistance européenne collective face à un mépris de plus en plus marqué du gouvernement des États-Unis pour le multilatéralisme depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.
Ainsi, la notion d’armée européenne, aussi peu réaliste soit-elle sur le plan opérationnel et institutionnel à moyen terme, a au moins un mérite : vouloir manifester politiquement une communauté de destin partagée par les Européens et qu’il s’agit de préserver face à un monde devenu multipolaire et incertain.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le27 novembre 2018
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L'auteur
Maître de conférences en science politique
Université Grenoble Alpes
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