The Conversation : "Humanisme, posthumanisme, transhumanisme : de quoi parle-t-on exactement ?"
On a affirmé que le projet transhumaniste était dangereux, illusoire et d’ailleurs irréalisable ; qu’il n’était rien d’autre qu’une préméditation de crime contre l’humanité ou qu’une mise en condition pour la robotisation universelle ; qu’il était le symptôme d’une simplification de l’humain, réduit à son seul cerveau ; qu’il dissimulait, plutôt mal, des intérêts économiques et sociaux inavouables ; qu’il y avait plus urgent à faire, dans un monde dévasté par la misère, la guerre, les urgences environnementales et les inégalités, que de faire advenir des formes de vie futures ; et ainsi de suite.
Aux prophéties des uns semblaient répondre les diatribes des autres. La situation s’est toutefois décantée et apaisée. Les transhumanistes eux-mêmes ont « réduit la voilure » en se rendant compte qu’il n’était peut-être pas très intelligent de prédire l’abolition de l’humanité au profit de posthumains dotés de superpouvoirs ; quant à leurs adversaires, ils se sont donné la peine de lire un corpus plus complexe et plus subtil qu’ils le pensaient.
Parallèlement aux recherches sur le human enhancement (l’« augmentation » de l’être humain), on a de plus en plus admis que le projet transhumaniste est de promouvoir un enhancement radical et des programmes de recherche universitaires ont été développés pour l’évaluer en ce sens. On peut signaler aussi des travaux d’ordre historique ou généalogique visant à retrouver des thèses et des propositions transhumanistes chez des auteurs divers : science-fiction, marge des publications scientifiques, idéologies, etc.
Nous en sommes maintenant à un point où il est devenu possible de présenter de façon claire un certain nombre de thèses identifiables, constituant un programme transhumaniste. Nous nous proposons de le faire en procédant de façon comparative et en interprétant le transhumanisme non seulement par son rapport à l’humanisme, mais aussi par son rapport à la technique.
Transhumanisme ou post-humanisme ?
En premier lieu, il faut distinguer le transhumanisme du posthumanisme, même si des rapprochements sont possibles. On pourrait croire, en effet, que le transhumanisme et le posthumanisme sont deux façons de se situer par rapport à l’humanisme hérité du passé. C’est bien le cas, mais il faut se garder d’une lecture naïve qui instaurerait une fausse symétrie. Précisons. Dans les deux cas, on a le terme « humanisme », préfixé. On pourrait alors considérer que c’est le sens du préfixe qui va faire la différence et raisonner ainsi :
- Le préfixe « post » signifie en latin « ce qui vient après ». Le posthumanisme est donc un programme visant à établir des valeurs et des normes pour ce qui vient après l’humanisme.
- Le préfixe « trans » signifie en latin « ce qui va au-delà ». Le transhumanisme est donc un programme visant à établir des valeurs et des normes destinées à aller au-delà de l’humanisme.
Dans ces conditions le posthumanisme serait pour l’essentiel positif : il porterait plus avant le potentiel de libération des technologies (surtout des biotechnologies) et reprendrait à son compte l’aspiration humaine immémoriale à une existence plus épanouie, plus féconde, libérée de fléaux tels que la maladie, la mort prématurée, la misère, etc.
Au contraire, le transhumanisme, serait un posthumanisme qui va trop loin, faute de savoir où s’arrêter : là où l’on peut légitimement attendre des techniques qu’elles viennent améliorer le sort d’une humanité laissée inchangée pour l’essentiel, même si ses capacités sont augmentées, les transhumanistes voudraient livrer l’homme à la technique, dans le cadre d’un projet dément d’effacement de toutes les frontières (Luc Ferry). Cela revient à faire du transhumanisme une adhésion à la technique à ce point de recul critique qu’elle négligerait tout garde-fou ; et du post-humanisme une version contemporaine de l’ambition moderne par excellence : se rendre comme maître et possesseur de la nature.
En réalité, le posthumanisme est une posture de défiance envers les valeurs et les normes de l’humanisme des Lumières. Il se manifeste chez des auteurs qui estiment que l’être humain n’est pas un îlot de liberté et d’autonomie au sein d’un univers soumis de part en part à la causalité physique et qui soulignent (et célèbrent) par conséquent, le mélange, l’hybridation, l’entre-deux, se plaisant à pointer les illusions de ceux qui croient à des essences stables, au premier rang desquelles l’essence de l’être humain. En un mot, les posthumanistes pensent que nous sommes déjà des posthumains pour autant que nous n’adhérons plus à la vision du monde sous-tendue par l’humanisme.
Le transhumanisme procède de façon très différente. Il estime que l’évolution darwinienne procède trop lentement et que la condition biologique des êtres humains qu’elle a mise en place est largement insatisfaisante. Capacités sensorielles et intellectuelles limitées ; soumission de l’individu à des émotions mal contrôlées et potentiellement destructrices ; éventualité de la maladie et inévitabilité de la vieillesse, puis de la mort : autant de limites dont il est théoriquement possible de s’affranchir.
Un point essentiel est que cette libération est attendue de la technique et non des secours de la religion ou de la sagesse. Les transhumanistes pensent que nous avons à devenir des posthumains et que nous le deviendrons en nous défaisant de l’héritage biologique qui est celui de l’humanité, par la prise en main de notre propre évolution.
Transhumanisme : à la recherche de précurseurs
Les auteurs représentatifs du posthumanisme (Kathy Hayles, Roberto Marchesini, Cary Wolfe, Donna Haraway, Rosi Braidotti) prétendent se défaire de l’humanisme, non pas au sens où ils le considéreraient comme une doctrine à affronter, mais au sens où il s’agit d’un mode de pensée qui a – pour l’essentiel – épuisé ses possibilités. Les auteurs représentatifs du transhumanisme (Nick Bostrom, Ray Kurzweil, Max More, Anders Sandberg) prétendent incarner un nouvel humanisme, libéré des superstitions et des conservatismes comme celui des Lumières, mais plus conséquent et plus radical que lui. C’est pourquoi ils se cherchent, non sans une certaine naïveté, des précurseurs.
Le but de la manœuvre n’est pas seulement de conférer une légitimité à une entreprise qui, autrement, ne s’autoriserait que d’elle-même. Il est aussi de repérer des étapes au sein d’un seul et même processus, le présent continuant le passé et préfigurant, jusqu’à un certain point le futur. Mais jusqu’à un certain point seulement. En effet, comme il a été relevé, les transhumanistes misent énormément sur la technique : le transhumanisme est un mouvement spectaculairement technophile.
Les stratégies envisagées pour libérer l’humanité d’une dotation biologique insuffisante sont diverses : biologique, bionique, informatique. Elles visent à augmenter de façon radicale les performances des êtres humains en développant de façon extraordinaire les capacités qu’ils possèdent déjà et, peut-être, en leur conférant des capacités tout à fait nouvelles. Il s’agit donc d’un projet utopiste. Mais c’est précisément par ce rapport à la technique que l’utopie peut se retourner en dystopie. Il a été suggéré par Langdon Winner que l’on pouvait interpréter le transhumanisme comme le projet de rehausser l’humanité pour la mettre à la hauteur des technologies qu’elle avait elle-même élaborées.
Le projet serait alors vicié en son principe par une forme très commune d’irrationalité. Ce qui était initialement un moyen est devenu, sans que personne ne l’ait voulu, une fin : les techniques devaient permettre de jouir des fruits de la terre avec moins de peine et de labeur. Elles exigent maintenant que leurs maîtres supposés se transforment de fond en comble et en permanence pour seulement continuer de les maîtriser. Les transhumanistes ne prétendent pas détenir de formule magique pour mettre fin à ce mouvement, comme dans le poème de Goethe, « L’Apprenti sorcier ».
Ils se proposent, au contraire, de l’accompagner, voire de l’accélérer tout en affirmant que la nature de l’être humain est d’aller toujours au-delà de ce qu’il a fait de lui-même. Il n’est pas du tout certain qu’ils retrouvent par là l’inspiration humaniste qu’ils estiment incarner.
Cet article s’inscrit dans la continuité de la consultation publique sur l’intelligence artificielle et le transhumanisme organisée en 2020 par la MGEN et la Commission nationale Française pour l’Unesco. Une partie des auditions menées dans le cadre de cette consultation sont visionnables en ligne.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le11 février 2021
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L'auteur
Professeur
Université Grenoble Alpes (UGA)