The Conversation : "Le citoyen, son portable et la gestion de crise : les applications de contact-tracing"

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Le masque et le téléphone : meilleure combinaison de lutte contre la Covid-19 ? Franco Gancis / Unsplash, CC BY-SA
Le masque et le téléphone : meilleure combinaison de lutte contre la Covid-19 ? Franco Gancis / Unsplash, CC BY-SA
Beaucoup de pays ont développé leurs applications de suivi de l’épidémie comme TousAntiCovid. Quelles ont été leur utilisation et leur acceptabilité par les citoyens ?
La crise sanitaire de la Covid-19 peut être définie comme une crise complexe d’une part car c’est une crise longue, et d’autre part car son évolution dépend de l’articulation de politiques publiques et de comportements individuels et collectifs, solidement ancrés dans le plus ordinaire de la vie sociale (interactions sociales, familiales et professionnelles ordinaires, convivialité, politesse).


Elle ouvre à de vastes problèmes de gouvernance et d’implication non seulement des populations vulnérables mais de tous les citoyens. Développées dès le printemps 2020 et diffusées dans le monde entier, les applications gouvernementales « anti-covid » de contact-tracing incarnent particulièrement ces enjeux. Digitalisation de méthodes épidémiologiques anciennes, ces outils numériques visent à identifier le plus rapidement possible les chaînes de contamination via la participation active des citoyens qui doivent activer le traçage, et déclarer leur positivité le cas échéant.

Le bénéfice est surtout collectif (limiter la propagation) et efficace à condition d’un usage largement répandu. Selon les pays, ces outils peuvent intégrer d’autres fonctionnalités parmi lesquelles de l’information vers l’utilisateur sur la situation sanitaire et des conseils sur les conduites à tenir. Si la fonction de signalement d’une séropositivité peut être considérée comme une participation à la gestion de l’épidémie, les autres fonctions relèvent plutôt d’une communication descendante (des autorités vers le citoyen).

Courant 2020, plus de 30 pays ont lancé une ou plusieurs applications de suivi des contacts, malgré de vives controverses sur la protection des données personnelles et sur leur efficacité. En Europe les débats se sont en particulier focalisés sur les choix de configurations technologiques : centralisées ou décentralisées, assorties de plus ou moins grandes garanties en matière de protection des données personnelles et de la vie privée. Un an plus tard, les premières études, dont celle que nous menons (en France, aux États-Unis et au Japon) permettent d’avancer que ce débat ne recouvre que fort partiellement les enjeux associés à ces instruments.

Le contact-tracing numérique de la Covid-19, de l’adoption à l’usage

Les applications de contact-tracing ont immédiatement soulevé la question de leur acceptabilité. Dès leur émergence, l’Organisation mondiale de la santé et la Commission européenne recommandent de s’assurer de l’engagement des communautés et du soutien des citoyens dans leur conception et leur mise en œuvre. Entre avril et décembre 2020, plusieurs études dans le monde ont tenté d’évaluer, de manière prospective, la volonté des citoyens de différents pays à adopter une application de traçage numérique. Les pronostics sont alors plutôt bons. Contrairement aux craintes des gouvernements et institutions internationales, les enquêtés déclareraient préférer une application « plus intrusive » (par exemple avec géolocalisation) à condition qu’elle soit véritablement efficace.

Cependant, l’écart entre les prévisions et l’adoption réelle des applications montre les limites des études hors contexte réel. Par exemple, alors qu’une enquête de préférences, réalisée en Irlande, révélait que 54 % des personnes interrogées pensaient télécharger certainement une application de suivi des contacts, et 30 % probablement, il s’avéra que seulement 34 % l’avaient utilisée six mois après le lancement national irlandais. Par ailleurs, dans de nombreux pays ou États, notamment l’État du Colorado (USA), où nous menons nos recherches, les autorités constatent que malgré des taux de téléchargement de plus de 15 %, les nombres de cas positifs enregistrés dans l’application ainsi que de notifications de cas-contacts restent étonnamment bas, rapportés aux indicateurs du traçage humain. Les utilisateurs accepteraient de télécharger ou d’activer l’application pour être prévenus en cas de contact mais seraient moins enclins à y déclarer leur statut de santé.

Plusieurs hypothèses, que nos travaux explorent, concernent les enjeux de confiance dans l’usage des données mais aussi « l’oubli » de l’application dans certaines situations notamment lors d’un résultat positif.

Déclarer un résultat positif dans l’application s’intégrerait ainsi mal dans la chaîne d’actions immédiatement requises dans pareille situation : trouver un rendez-vous pour tester les autres membres de la famille et organiser leur isolement, prévenir les cas contacts, gérer l’absence professionnelle. Pour saisir la capacité de ces innovations à devenir de véritables outils entre les mains des citoyens, il convient de prêter attention à la manière dont convictions et valeurs viennent en appui des arrangements quotidiens opérés notamment entre les contraintes de la vie quotidienne et celles liées à lutte contre la pandémie.

Quelle place de ces outils dans l’action publique anti-covid19 ?

Questionner le succès d’une telle innovation requiert également d’aller explorer sa mise en œuvre et son usage par les autorités publiques. Dès le printemps 2020, l’Europe se déchire autour du choix d’un système centralisé ou décentralisé pour l’enregistrement et le stockage des contacts. Dans sa note de juin 2020, la Commission européenne déplore l’absence de consensus qui ne peut conduire qu’à des ruptures d’interopérabilité entre les systèmes.

La France est alors particulièrement montrée du doigt pour son option d’une solution souveraine centralisée quand l’Allemagne pourtant longtemps partenaire de la France pour développer une solution centralisée, décide brutalement de confier le traçage digital à une solution privée décentralisée issue d’un accord entre Google et Apple (GAEN).

La comparaison internationale est particulièrement instructive quant à ce débat, chaque pays de notre étude ayant adopté des stratégies différentes quant au système technique (centralisé/décentralisé, Bluetooth/géolocalisation), aux prestataires (public/privé, national/local) et aux fonctionnalités. Le Japon à l’échelon national et les États-Unis au niveau de la plupart des États ont choisi l’application Apple/Google (GAEN). Pourtant, les enjeux territoriaux et les ruptures d’interopérabilité demeurent. Avec une gestion de la pandémie fortement décentralisée, chaque État américain a négocié son système sur-mesure avec les GAFA conduisant à autant d’applications (non interopérables entre elles) que d’États engagés. Au Japon, « Cocoa », l’application nationale, doit coexister avec des applications locales proposées par les préfectures et perturbant la compréhension des citoyens.

Trois enjeux majeurs semblent sous-tendre les arbitrages politiques dans les différents pays. Le premier est associé à un compromis entre la protection de la vie privée et les capacités de monitoring des pouvoirs publics. Des solutions décentralisées et non géolocalisées, censées mieux garantir la confidentialité, stockent les données dans les téléphones mobiles. Par conséquent, les autorités publiques restent aveugles sur l’utilisation des applications et ne peuvent pas évaluer leur activité (téléchargement, déclarations de tests positifs, notifications). Au Japon, COCOA est tombée en panne pour de nombreux utilisateurs d’Android après une mise à jour, et ce pendant quatre mois, sans aucune possibilité pour les pouvoirs publics de repérer le dysfonctionnement.

Une autre limitation pour évaluer la dynamique d’adoption par les citoyens est le manque de données remontées aux pouvoirs publics : alors qu’en France les chiffres quotidiens sur les téléchargements de TousAntiCovid et le contact-tracing sont accessibles en open data à tous ; les gouvernements du Japon et des États américains ayant choisi la solution Google/Apple en ignorent toujours précisément le nombre d’utilisateurs ou encore le nombre de contacts établis.

Le second enjeu concerne la relation entre la propriété publique ou privée des applications de contact-tracing et la confiance des citoyens dans la solution.

La France a choisi une solution souveraine, avec le ministère de la Santé comme propriétaire/fournisseur. Construite avec la CNIL (organisme indépendant de protection de la vie privée), l’application a bénéficié d’un argument technique d’un haut niveau d’expertise informatique, un protocole en open source et des engagements en termes de durée d’utilisation et de surveillance des données. La communication auprès des citoyens s’est focalisée sur l’opposition entre le projet public (supposé d’intérêt général) et le projet commercial (le système GAEN), ignorant l’effet « privacy technology paradox » décrit par Pr. Yamamoto lié à la méfiance croissante à mesure que les arguments prouvant la protection de la vie privée semblent complexes. De plus, la comparaison internationale met également en évidence la manière dont les identités culturelles et politiques façonnent la confiance envers les politiques publiques, les préoccupations en matière de protection de la vie privée et les attitudes en matière de santé publique. Aux États-Unis et en France, les controverses autour de la réalité de la pandémie, affaiblissent la légitimité publique du traçage quelle que soit la conception informatique ou le fournisseur.

Le dernier enjeu relève des ressources humaines dédiées à l’exploitation et à la bonne coordination des chaînes d’acteurs associés pour assurer le bon fonctionnement des applications. Bien que la solution ait été présentée comme un outil numérique complet, de nombreux humains sont requis pour de nombreuses tâches donnant du sens à l’outil : mise à jour régulière des chiffres de la pandémie, émission de codes QR (attestant du statut positif) remis aux personnes contaminées pour enregistrer la positivité, politique de test des cas-contacts et d’accompagnement de l’isolement. En France, en novembre 2020, le code QR de statut positif requis était envoyé par voie postale, et de nombreuses personnes se sont plaintes dans nos enquêtes de ne jamais l’avoir reçu ou trois semaines après avoir été testées, rendant impossible la déclaration dans l’application. De la même façon, au Japon, de nombreux dysfonctionnements dans l’organisation et la communication autour des tests amènent les citoyens à s’interroger sur l’utilité de l’application.

Les travaux sur les expériences utilisateurs de l’informatique de crise avaient déjà relevé combien la conviction que l’application contribuait réellement à la gestion des évènements, et l’expérience d’un fonctionnement opérationnel sans heurts renforçaient le sentiment d’être acteur dans la crise et l’adhésion. Dans un contexte vaccinal (ou post-vaccinal, avec le risque de variants échappatoires aux vaccins), les enjeux autour de la stratégie « tracer-dépister-isoler » que ces applications sont censées soutenir risquent de devenir centraux. Par ailleurs, en France, l’ajout à l’application d’une fonction « pass sanitaire » suscite les plus vives recommandations de prudence.

Par ailleurs, l’usage de ces applications pour accompagner la réouverture des espaces publics, avec en France l’ajout d’une fonction « pass sanitaire » ou au Royaume-Uni la remontée via code QR des lieux fréquentés par une personne testée postitive relance les enjeux de protection de la vie privée et d’inclusivité des solutions digitales, comme le souligne le Comité de Contrôle et de Liaison Covid-19 dans son point de vigilance du 20 avril 2021. Les études pour mieux comprendre les dynamiques d’appropriation (ou non) et les usages possibles de ces outils par acteurs publics et citoyens deviennent plus que jamais indispensables.

Cet article est basée sur les travaux de notre équipe de recherche composée de Sandrine Astor (UGA), Hamilton Bean (University of Colorado Denver), Thierry Bontems (UGA), Iragaël Joly (UGA), Mika Shimizu (Kyoto University), Monika Steffen (UGA). Vincent Roca (UGA)The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le29 avril 2021
Mis à jour le29 avril 2021