The Conversation : "Nez qui s’allonge et bras qui s’étirent : découvrez les illusions corporelles"
L’illusion Pinocchio peut être reproduite chez vous à l’aide de deux complices et d’un peu d’entraînement. L’expérimentateur doit faire bouger le doigt de la « victime » (bien qu’en recherche, on préfère généralement le terme de « participant ») pour qu’il touche le nez d’un acolyte assis devant lui. Simultanément – c’est là que ça se corse –, l’expérimentateur doit toucher le nez du participant à chaque fois que son doigt touche le nez du complice. Le participant doit garder les yeux fermés. Quelques secondes de stimulation peuvent suffire à produire l’illusion chez le participant que son nez s’est allongé : c’est l’illusion du « nez fantôme » (démonstration vidéo).
À l’origine, cet effet a été montré avec un protocole légèrement plus complexe, basé sur une autre illusion : l’illusion de mouvement. Des vibrations au niveau des tendons du bras permettent de faire croire au participant que son bras est en extension alors qu’il reste figé. Si le participant touche son nez alors que l’illusion de mouvement est déclenchée, il sent son bras partir et son nez grandir d’autant.
De nombreuses autres parties du corps sont sensibles à cette illusion. Dans une variante qu’on pourrait appeler l’illusion de la tante Marge, c’est le ventre du participant qui gonfle comme celui de l’imbuvable tante de Harry Potter.
Juste une illusion ?
La portée théorique de ces effets est bien plus grande qu’il n’y paraît. L’illusion Pinocchio – ainsi que toute une famille d’illusions et d’effets appelés les illusions corporelles – participent à notre compréhension de la manière dont le cerveau se représente le corps.
D’abord, elles démontrent la grande flexibilité de la représentation du corps. Nous savons bien que notre nez ne dépasse pas quelques centimètres, mais l’illusion Pinocchio prouve qu’une stimulation rapide suffit à donner la perception faussée qu’il s’est allongé. Cette propriété est pourtant étonnante quand on constate l’apparente rigidité du cerveau face à d’autres phénomènes, comme le membre fantôme.
Un membre fantôme est une sensation, douloureuse ou non, qui semble provenir d’un membre absent, amputé ou dont les nerfs ont été rompus. Les sensations fantômes peuvent perdurer plusieurs années après la perte du membre et attestent, eux, d’une certaine résistance du schéma corporel au changement.
Certains auteurs résolvent cette contradiction entre rigidité et flexibilité en proposant qu’il existerait un plan du corps inné mais modifié par l’expérience. L’idée ne fait cependant pas consensus, et ce thème de recherche reste central en psychologie du corps.
Les illusions corporelles confirment également de grands principes du traitement de l’information par le cerveau. Le cerveau aime la cohérence. Dans l’illusion Pinocchio, il est confronté à des informations opposées : d’une part, il sent le bras s’étendre, et d’autre part, il continue de sentir le doigt en contact avec le nez. Pour résoudre cette contradiction, le cerveau produit alors l’illusion que le nez s’est allongé. Dans cette situation, l’illusion vient résoudre une contradiction entre les informations que l’on reçoit de différentes sources : la cohérence est maintenue. C’est pour cela qu’il est essentiel que le participant garde les yeux fermés. En ouvrant les yeux, on voit que le bras est en fait resté immobile, ce qui résout la contradiction et dissipe l’illusion.
Certains auteurs interprètent aussi les illusions corporelles comme des preuves montrant l’existence d’un cerveau « statisticien ». Pour résoudre les problèmes qui se posent à lui, le cerveau doit en effet intégrer les informations à sa disposition (vision, toucher, proprioception…) de manière optimale et en fonction de ses connaissances préalables.
Pour ce faire, il doit d’abord décider si deux informations proviennent d’une même source (mon nez propre) ou de deux sources différentes (mon nez et celui d’une autre personne). En l’absence d’informations visuelles contraires, le cerveau privilégierait l’interprétation selon laquelle le nez touché et le nez ressenti correspondent à une seule et même cause, le nez allongé. Ce processus serait la base de l’illusion Pinocchio, selon les partisans de cette théorie du cerveau « bayésien » et optimisateur.
Des illusions pour soigner
Les illusions corporelles sont donc utiles à la recherche en psychologie et en neurosciences pour mieux comprendre comment le cerveau se représente le corps. Mais au-delà de la curiosité intellectuelle et scientifique que représentent ces illusions, elles pourraient s’avérer des outils inattendus dans la compréhension et la prise en charge de certains troubles psychiatriques.
Dans l’anorexie mentale, par exemple, les patientes (les femmes sont plus souvent touchées, même si les hommes peuvent aussi présenter cette pathologie) s’imposent des restrictions alimentaires notamment parce qu’elles s’estiment trop grosses. Cette distorsion de la représentation corporelle semble être un facteur de risque important pour cette pathologie. Elle s’exprime par exemple dans des questionnaires sur la satisfaction corporelle. Cependant, elle est ancrée encore plus profondément dans la manière dont les patientes se représentent leur corps. Par exemple, dans une étude portant sur la marche, les patientes présentant une anorexie mentale se déplaçaient comme si leur corps était réellement plus large.
Les illusions corporelles pourraient être utilisées dans ce contexte psychiatrique comme techniques de remédiation pour recalibrer la manière dont les patientes évaluent leurs corps. Après une session de réalité virtuelle où des patientes avec anorexie mentale étaient plongées dans un corps de corpulence moyenne, leurs erreurs d’estimation de leur propre corps diminuaient. Le niveau de preuve en faveur de l’efficacité de ce type de protocoles est modéré, mais encourageant. Ces illusions pourraient donc être des clés ouvrant une meilleure compréhension, mais aussi une meilleure prise en charge des troubles de la représentation corporelle.
L’illusion Pinocchio et les autres illusions corporelles se situent ainsi à la croisée de la recherche fondamentale sur le fonctionnement du cerveau et de la recherche appliquée en psychothérapie. Pour autant, les chercheurs doivent encore écarter les différentes limites des expérimentations précédentes avant de proposer une vraie prise en charge basée sur les illusions corporelles. Sur ce sujet, il faudra encore attendre : l’illusion Pinocchio ne nous a pas encore livré toute la vérité.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le9 juillet 2021
Vous aimerez peut-être aussi
- The Conversation Junior : "Alec et Eloa : « Pourquoi est-ce que quand on monte en haut d’une montagne il fait plus froid alors qu’on se rapproche du Soleil ? »"
- The Conversation : "Images de science : Le métal qui se prenait pour du verre"
- The Conversation : "Tuer pour la science ? Une nouvelle expérience de Milgram"
- The Conversation : "Le rêve de Jeff Bezos ou peut-on, vraiment, rajeunir en reprogrammant nos cellules ?"
Les auteurs
Doctorant en psychologie cognitive
Université Grenoble Alpes (UGA)
Richard Palluel-Germain
Enseignant Chercheur en Psychologie
Université Grenoble Alpes (UGA)