De Zola à Kerviel : les banques changeront-elles un jour ?
L’aveuglement et l’arrogance
Saccard, héros du roman de Zola, après des mésaventures immobilières dans le Paris du XIXe se lance dans la création d’une banque. De manipulation en spéculation, il conduira son projet à la faillite, et les épargnants à la ruine. Nick Leeson aveuglera de son succès à Singapour les hiérarques de la Barings, qui fera faillite. Jérôme Kerviel quant à lui poursuivra ses spéculations, jusqu’à leur découverte « par hasard » en janvier 2008. Les échéances courent toujours pour établir les responsabilités de chacun.
Dans les trois cas, la similitude des comportements est frappante. Mêmes pertes de repères face à de l’argent devenu facile.
"Les bénéfices sont devenus spectaculaires : la Barings en a conclu qu’en fait il n’était pas très difficile de gagner beaucoup d’argent avec les titres" ("Le Trader Fou", Lattès, 1996).
"Les origines de sa royale fortune évaluée à trois cents millions, toute une vie de vols effroyables, non plus au coin des bois, à main armée, comme les nobles aventuriers de jadis, mais en correct bandit moderne, au clair soleil de la Bourse, dans la poche du pauvre monde crédule", (Zola "L’argent", p.93).
Même fuite en avant des acteurs se sachant finis (justification par un faux mail de Kerviel, et un faux fax de Leeson), même "lecture" des règles et des codes.
"Il s’agit seulement de transaction nulle. Une erreur. Un petit loupé du “back office”. Ne vous inquiétez pas" ("Le Trader Fou").
"Si vous croyez que nous allons nous conformer aux chinoiseries du Code ! Mais nous ne pourrions faire deux pas, nous serions arrêtés par des entraves, à chaque enjambée, tandis que les autres, nos rivaux, nous devanceraient, à toutes jambes !… Non, non, je n’attendrai certainement pas que tout le capital soit souscrit ; je préfère, d’ailleurs, nous réserver des titres, et je trouverai un homme à nous auquel j’ouvrirai un compte, qui sera notre prête-nom" (Saccard, "L’Argent").
Qui est responsable ?
Si les hommes ne changent pas, peut-être les organisations évolueront-elles ? Cette permanence des comportements doit-elle nous faire désespérer de cette profession incapable d’aller plus loin que le bout de son nez (ou de son bonus…), et être condamné à attendre le prochain "mouton noir", la prochaine "pomme pourrie", ou… le prochain bug ?
En effet, il semble que la technologie, loin d’assurer une meilleure fiabilité soit aussi un facteur de risque. Revenons sur le "flash crash" de 2010. Rappelons que le 6 mai 2010, une dépêche de Reuters titrait : "Wall Street s’interroge sur les raisons du plongeon de jeudi". L’indice Dow Jones avait subitement perdu près de 1 000 points en séance. Aucune explication n’a été fournie par les autorités.
Dans un premier temps, l’hypothèse d’un trader ayant confondu millions et milliards en passant un ordre a été avancée. D’autres pistes ont mené vers le rôle des programmes informatisés d’achats et de ventes qui réagissent en quelques millièmes de seconde. Plus de 50 personnes ont été mobilisées sur l’enquête au sein de la Securities and Exchange Commission et de la Commodities Futures Trading Commission. On parle alors de réactions informatiques en chaîne, déclenchant en quelques millièmes de seconde une cascade d’ordres de vente.
Heureusement, en 2015, le responsable de ce crash a été appréhendé. Ouf. Pas besoin de se poser trop de questions…
Pourquoi s’en poser ? Cela aboutirait à chercher des responsables voire même des coupables parmi les hiérarques, ce qui à l’évidence serait moins commode et satisfaisant que la posture de l’irresponsabilité managériale conduisant à trouver une victime expiatoire. Les sujets de réflexion pourtant ne manquent pas, il suffit de les interroger.
Les leçons des "organisations à haute fiabilité"
À ce titre, que nous proposent les divers courants théoriques afin de s’assurer qu’une organisation soit fiable ? Le courant des HRO (High reliability organizations ou OHF) comme les travaux de Karl E. Weick s’accordent sur l’importance de la dimension organisationnelle dans la gestion du risque. À savoir la nécessité d’envisager chaque incident ou accident comme une faillite du système. Une organisation qui souhaite maîtriser ses risques met en place des routines, des procédures, des mécanismes d’attention, une culture qui vont permettre de récupérer la négligence, la panne ou la malveillance avant qu’elle ne devienne catastrophique.
Les travaux sur les HRO proposent une perspective organisationnelle et se focalise sur la compréhension des conditions dans lesquelles les systèmes complexes fonctionnent à des niveaux élevés de sécurité. Ils ont permis de mettre à jour plusieurs caractéristiques propres aux "Organisations à haute fiabilité" :
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Le respect de l’expertise en situation d’urgence : en fonctionnement normal et routinier, le processus de prise de décision suit une logique hiérarchique au sein d’une structure dont les responsabilités sont clairement définies. En cas d’urgence, la prise de décision migre vers les personnes possédant une expertise sans considération de leur positionnement hiérarchique au sein de l’organisation.
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La gestion par exception : les managers contrôlent la mise en application des décisions sans intervenir sauf en cas d’écart imprévu. Ainsi les managers se concentrent sur les décisions stratégiques sans prendre part à la mise en œuvre des décisions opérationnelles.
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L’importance accordée à la formation continue afin d’améliorer et de maintenir le niveau de connaissances des opérateurs, de renforcer leurs compétences techniques, de leur permettre de repérer les dangers et de répondre de manière appropriée à des problèmes inattendus. La formation sert également à renforcer la confiance interpersonnelle et la crédibilité au sein du collectif de travail.
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De nombreux canaux d’informations servent à communiquer les informations critiques en matière de sécurité, et à s’assurer de la disponibilité des personnels experts, en particulier dans les situations d’urgence. Ils relient directement les principaux centres opérationnels – là où un accident peut survenir – avec les centres de décisions.
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Une redondance intégrée dans la structure organisationnelle qui inclut des systèmes de back-up en cas de panne, une double vérification des décisions et une surveillance continue des activités critiques en matière de sécurité. Les porte-avions nucléaires disposent d’un système de « jumelage » (buddy system).
Karl E. Weick, dans ses travaux avec Sutcliffe, y ajoute des caractéristiques qui viennent compléter le tableau :
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La préoccupation de la défaillance se réfère à l’attention constante portée aux défaillances et aux erreurs. Les incidents et quasi-accidents – des accidents évités de justesse – sont considérés non pas comme des faiblesses mais comme des indicateurs de la fiabilité d’un système. Les remontées d’informations sur les quasi-accidents et les défaillances sont valorisées et récompensées parce qu’ils sont considérés comme des moyens d’apprendre et de parvenir à une image réelle des opérations.
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La résistance à simplifier concerne la capacité à collecter, analyser et hiérarchiser tous les signaux d’alerte d’une possible défaillance et ainsi d’éviter toute supposition sur les causes de l’échec. Les défaillances sont pensées comme de nature systémique plutôt que situées localement. Elles peuvent ainsi provenir d’un enchaînement d’événements aux conséquences catastrophiques.
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La sensibilité à l’ensemble des activités recouvre la capacité d’opérer constamment une vue d’ensemble des opérations. Pour y parvenir, les points de vue des opérateurs de première ligne sont privilégiés afin d’obtenir une représentation réaliste de l’état des activités et des éventuels problèmes de sécurité au sein de l’organisation. Cette vision d’ensemble est partagée par l’ensemble des niveaux hiérarchiques.
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L’engagement dans la résilience distingue la faculté des HRO d’anticiper efficacement les erreurs, mais surtout celle de faire face et de se relever des erreurs et des événements imprévus. Cette caractéristique illustre la détermination des HRO à apprendre des erreurs et des expériences passées qui ont eu lieu au sein de l’organisation mais aussi dans d’autres industries.
Ces principes sont-ils donc si compliqués ? Pourquoi alors les banques ignorent-elles les travaux des HRO alors même que ceux-ci ont permis des gains de sécurité dans des domaines tels que l’aéronautique, la médecine, le nucléaire ? Il faudrait aussi s’interroger sur les formations des "élites" de la finance et la présence de sociologie, des sciences de gestion… voire de la littérature dans les cursus.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation le 31 août 2016.Mis à jour le8 février 2017
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L'auteur
François Delorme
Chercheur associé en sciences de gestion
CERAG
Université Grenoble Alpes
Laurence Ambil Ferrand
Doctorante
Ecole doctorale Droit et Sciences politiques, Economiques et de Gestion (Nice)
Université Nice Sophia Antipolis