The Conversation : "Balance ton transport, ou quand la RATP diabolise les animaux pour lutter contre le harcèlement sexuel"
Le 5 mars 2018, la RATP lançait sa grande campagne de lutte contre le harcèlement. Son but ? « Libérer la parole des femmes » confrontées au harcèlement sexuel, sensibiliser les témoins généralement passifs et punir les « prédateurs ». Sur trois affiches différentes apparaissent des femmes seules, la main accrochée à une barre de métro. Derrière elles, dans une obscurité menaçante, des animaux sauvages à l’allure féroce s’approchent : un ours, une meute de loups ou encore un requin.
L’assimilation des femmes à des proies, et des harceleurs à une faune sauvage, a suscité de nombreuses réactions sur la toile et a instantanément déclenché une pétition « les animaux ne sont pas pervers ».
En convoquant une diabolisation animalière afin de ne pas « minimiser » les violences verbales et physiques dont 90 % des femmes sont victimes dans les transports selon une enquête de la Fédération Nationale des Associations d’Usagers des Transports (FNAUT), la RATP n’a pas peur de recycler un vieux stéréotype. Hélas, non seulement la personnification animalière du mal ne fournit pas les clés adéquates pour comprendre le phénomène dont il est question et le combattre, mais elle alimente involontairement l’idée que pour représenter la violence, il faudrait la rendre « inhumaine », identifiable parce que différente. Dès qu’il s’agit de se représenter le mal, les humains ont ce réflexe consistant à convoquer des êtres étranges ou étrangers.
À la fin des années 80, deux psychologues, Petra Hesse et John Mack, ont analysé les contenus médiatiques destinés aux enfants et constaté que les personnages représentant les méchants dans les dessins animés avaient fréquemment un accent étranger. Ce n’est pas un groupe humain qui représente le vice sur l’affiche de la RATP, mais c’est la même logique qui est à l’œuvre lorsque l’on choisit d’autres espèces. Observons le terreau culturel de la rhétorique animalisante que cette campagne vient réactiver avant d’en interroger l’efficacité.
Homo homini lupus ?
Les ethnologues urbains en quête d’universaux apprécieront l’exemple des affiches de la RATP, dont le choix de communication s’appuie sur une représentation aussi archaïque qu’ubiquitaire. Prenons le loup, que le philosophe Hobbes a érigé en symbole absolu de la cruauté humaine originelle, l’empruntant à l’auteur latin Plaute 17 siècles avant lui. Cette image d’Épinal a été assidûment entretenue à travers les contes : dans sa Psychanalyse des contes de fée, Bruno Bettelheim concluait que « le loup sauvage et destructeur représente toutes les puissances asociales ». La duplication de cet archétype à l’ère des images animées a été assurée par la culture populaire : Tex Avery a dépeint Adolf Hitler en loup dans un célèbre dessin animé de propagande intitulé « Blitz Wolf ».
Leonardo Di Caprio a incarné le – carnassier et cynique – Loup de Wall Street sur le grand écran et l’industrie du jeu vidéo a repris à son compte le même héritage symbolique.
Pourtant, le loup n’a pas toujours eu mauvaise presse. Dans les cultures natives, rappelle Jeffrey Masson de l’université d’Auckland, les loups étaient même particulièrement respectés, désignés par les indiens comme des « éclaireurs » avant l’arrivée des colons européens. Mais l’introduction par ces derniers de la pratique de l’élevage aura irréversiblement transformé le loup en ennemi. Bien que cet animal n’attaque que rarement l’humain, s’en prendre à ses cheptels a contribué à ériger en adversaire le quadrupède carnivore et a justifié l’extermination presque entière des loups, désormais diabolisés à l’extrême. Par contraste, les éthologues les considèrent comme faisant partie des animaux les plus coopératifs et grégaires que comporte notre planète.
Également présent sur l’affiche de la RATP, l’ours a lui aussi en partage une imagerie multiséculaire. Dans les travaux qu’il y consacre, l’historien Michel Pastoureau rappelle qu’il a été longtemps vénéré comme un animal royal en Europe, mais l’imposant animal a également effrayé les hommes d’Église, qui adhéraient à l’idée qu’il était sexuellement attiré par les jeunes femmes qu’il enlevait et violait. Quant au requin, bien que la chair humaine l’intéresse bien peu, cet animal et surtout sa mâchoire sont devenus, notamment depuis 1975, un symbole aquatique universel de la violence sanguinaire grâce à la caméra de Steven Spielberg et aux litres d’hémoglobine factice déversés autour de l’île de Martha Vineyard, au large des côtes du Massachusetts.
L’utilisation des animaux pour représenter la violence humaine est un topos moral immémorial. Dans le livre de la Genèse, Caïn tue Abel sous l’emprise de la « bête tapie » en lui (Genèse, 7,7). Lors de l’avènement du positivisme, trois siècles après la rédaction du Léviathan, le simple fait qu’un humain se distingue par une dentition proéminente (comme celle du loup) était interprété comme l’indice morphologique d’une psychologie délinquante. Pour l’italien Cesare Lombroso, fondateur contesté de la criminologie scientifique, ressembler à un animal, c’était déjà se rendre suspect d’immoralité et de pulsion criminogènes.
Diabolisation bestialisante
L’équation « animal = mal » n’a pas d’âge, et les anthropologues affirment qu’elle est universelle.
Comme sur les affiches de métro, elle permet de personnifier l’immoral en évitant de lui donner forme humaine. Dans le Cheval d’orgueil, Pierre Jakez Elias raconte une scène vécue dans son village en pays bigouden, au début du XXe siècle. Des moines venaient prêcher la conversion en exhibant les mises en scène animales des péchés capitaux : le paon de l’orgueil, le bouc de la luxure, le cochon de la gourmandise, la tortue de la paresse, le tigre de la colère, la vipère de l’envie et le crapaud de l’avarice. Les sept animaux entouraient un diable cornu et griffu ayant pour sceptre une fourche. Cette imagerie reprenait un thème très présent dans la France médiévale qui s’appuyait volontiers sur le symbolisme animal pour pratiquer la pédagogie morale. Dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale (vers 1390), les vices sont représentés par des personnages de diverses extractions sociales en train de chevaucher des animaux.
« Animal » est l’héritage que Freud – dans son livre le plus pessimiste Malaise dans la civilisation – souhaitait que l’homme remplaçât par l’ordre social en parvenant à la maîtrise de ses instincts, tandis que le sociologue des mœurs Norbert Elias observait que l’une des caractéristiques du processus de civilisation était la tentative de suppression en soi de toute caractéristique animale. « Animale », et plus exactement simiesque, est aussi la face d’un Mister Hyde, pervers reflet nocturne de l’urbain Docteur Jekyll que donnent à voir certaines versions cinématographiques du roman éponyme de Stevenson.
Candidat involontaire à symboliser le démon, l’animal a même fait l’objet de procès organisés par les tribunaux ecclésiastiques et civils. Huissiers et évêques ont poursuivi et excommunié des animaux jusqu’au XVII? siècle.
L’animalisation fonctionne à merveille pour anathémiser des groupes antagonistes. Claude Lévi-Strauss rappelle que l’origine du mot barbare (qui désignait pour l’Antiquité grecque tout ce qui était étranger à sa culture) renvoyait à la « confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain. L’ethnographie a ainsi consigné une noria de noms d’oiseaux aussi bigarrés que stigmatisants dont les peuples se gratifient mutuellement.
Il existe ainsi une abondante animalerie de la haine que l’ethnocentrisme humain mobilise sous tous les cieux lorsqu’il s’agit de désigner les membres de groupes dévalorisés : œufs de pou, singes, chien, cochon, rats, parasites, insectes…
L’affichage spéciste de la RATP
Comme on vient de l’évoquer, recourir à l’animalité exprime la menace et le profond mépris face à l’abomination ou la différence. Afin de dénoncer les violences dans ses rames, la RATP recycle donc des codes archaïques et largement partagés. Malheureusement, il n’est pas certain que l’usage de ce registre s’avère très judicieux. Ce n’est pas simplement le choix d’illustration de la « menace sauvage » qui pose problème, bien que l’on ne puisse s’empêcher de rappeler à l’opérateur de transport que les trois espèces diabolisées n’attaquent qu’exceptionnellement les humains. En toute rigueur, l’animal qu’il faudrait imprimer sur l’affiche est… le moustique. À lui seul, il est annuellement responsable de 90 % des décès humains dus aux animaux. Le problème ne réside pas non plus dans l’incongruité du choix d’un animal sauvage pour illustrer une menace pesant sur un humain quand l’activité humaine est précisément responsable d’une diminution de 40 % des espèces sauvages en quarante ans selon un rapport du WWF.
Nous avons littéralement exterminé le loup, l’ours et le requin mais les transformer en prédateurs vicieux ne semble pas constituer une faute de goût pour la RATP. Nous sommes naturellement dans le domaine de la métaphore, rétorqueront à bon droit les communicants de tout poil. Un aspect cependant mérite davantage d’être souligné : la dénonciation de la violence que vise avec une immense légitimité la campagne de la RATP adopte une méthode qui n’est pas parfaitement ajustée à ses buts. Pour dénoncer les violences masculines, elle commet une injustice collatérale qui peut sembler à certains minuscule mais autorise également la réflexion. Cette campagne stigmatise à grande échelle ces trois animaux en vertu d’un préjugé qui légitime la projection anthropocentrique des représentations de l’immoralité. Ce préjugé a un nom : le spécisme.
Le terme « spécisme » a été popularisé par le philosophe de Princeton Peter Singer pour dénoncer ce qu’il considérait comme une discrimination injustifiable, à l’exemple du racisme ou du sexisme. Le spécisme correspond à l’attribution d’une valeur morale inégale à un animal en fonction de son appartenance à une espèce donnée, ce qui conduit à ignorer ses intérêts biologiques propres. Contrairement aux classifications zoologiques qui décrivent (et débattent) scientifiquement les arborescences du vivant et leur logique évolutive, le spécisme procède d’une rationalité purement anthropocentrique qui se donne pour une évidence. Il se fonde sur un système de représentations justifiant une stricte hiérarchie humain-animal et fait l’objet de processus motivationnels qui garantissent son maintien.
Les enquêtes empiriques qui ont tenté de comprendre quels sont les facteurs sociaux qui favorisent le recours à une catégorisation du monde de type spéciste montrent que la hiérarchisation dévalorisante des autres espèces est corrélée à des prises de position dans la société qui n’ont rien de constructif. En effet, selon plusieurs études récentes publiées par Lucius Caviola et ses collègues de l’université d’Oxford, les personnes qui adhèrent à une conception spéciste (qui sont en accord avec des phrases comme « Moralement, les animaux comptent toujours moins que les humains » ou « Les humains ont le droit d’utiliser les animaux comme ils le souhaitent ») (même dans des affiches ineptes, est-on tenté d’ajouter) sont également plus enclines à défendre des attitudes sexistes, racistes et homophobes mesurées au moyen de questionnaires. Les auteurs ont également constaté que plus le niveau individuel d’adhésion à l’idéologie spéciste était élevé, plus son niveau d’empathie chutait. Dans une autre étude menée par Kimberly Costello, de l’université Brock, il a été démontré que la diminution du spécisme au moyen d’une technique expérimentale contribuait corollairement à une atténuation de la xénophobie.
Ces résultats sont à confirmer, mais ils amènent à penser que la dévalorisation d’une catégorie sociale, humaine ou non, participerait de logiques communes.
La diabolisation, une stratégie inefficace
Une dernière limite, et non la moindre, de la campagne d’affichage de la RATP tient dans le choix d’une diabolisation visuelle de la violence. Dans plusieurs pays anglophones, les campagnes menées pour lutter contre le harcèlement sexuel dans les transports sont beaucoup moins fantasmagoriques. Elles désignent au contraire de manière très spécifique les conduites inacceptables et insistent sur le pouvoir d’agir des témoins et des victimes. Elles rappellent aux auteurs ce qu’ils risquent s’ils posent leurs mains sur une femme contre son gré. Si la RATP avait simplement consulté le rapport en ligne publié par la police anglaise des transports, elle aurait renoncé à son affiche de série B et se serait utilement inspirée des mesures scientifiquement prometteuses pour prévenir le harcèlement sexuel dans les transports publics.
Enfin, à un niveau plus large (bien que cela ne soit pas du ressort de la RATP), ce sont des influences socioculturelles systémiques qui légitiment de manière sournoise les conduites condamnables qui se produisent dans l’espace public comme dans la sphère privée. Là encore, la diabolisation crée une lecture entièrement fausse du phénomène. Caricaturer l’animal à cette fin, c’est se reposer avec paresse sur une représentation culturelle qui est découplée des buts visés par la sensibilisation voulue par la RATP. Choisir de simples humains pour représenter le mal eut été non seulement plus juste, mais probablement aussi plus efficace. Si l’on tient absolument à verser dans le spectaculaire, employer un humain très en vue pour endosser ce rôle de prédateur ne pouvait-il être envisagé ?
Par exemple, le diabolique Frank Underwood est vraiment très dangereux dans le métro, vous confirmeront les millions de fans de la série House of Cards traumatisés par le sort violent que le (vice) Président des États-Unis a fait subir à la journaliste Zoe Barnes.
Son fameux interprète, l’acteur Kevin Spacey, poursuivi aujourd’hui dans plusieurs affaires de violences sexuelles, et pour cette raison entièrement effacé dans le dernier film de Ridley Scott, ne remplacerait-il pas avantageusement un loup, un ours ou un requin sur les affiches de la RATP ?
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Mis à jour le19 mars 2018
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