The Conversation : "Gouverner, c’est aussi savoir pleurer ensemble"
Aussitôt que l’on ouvre un écran, tend l’oreille, lit un carnet de confinement ou que l’on échange quelques mots à l’improviste (et à distance) sur le palier avec un voisin, on est saisi par cette évidence : le traitement médiatique de la crise du Covid-19 et son expression dans les réseaux sociaux donnent lieu à des manifestations émotionnelles d’une densité, d’une intensité et d’une portée qui sortent du commun.
Je propose ici de m’inspirer de travaux en cours sur les émotions politiques, et notamment la place des larmes dans l’engagement politique, pour éclairer deux épreuves émotionnelles propres à la crise du Covid-19 : l’effroi face à la maladie et à la mort d’une part, les angoisses de la population face à l’impuissance des autorités publiques d’autre part.
On range volontiers les sentiments du côté de l’irrationnel ou de la perte du contrôle de soi mais les effrois et les angoisses participent aussi de la façon de faire de la politique. En situation de catastrophe collective, les « larmes » plus que le « sang » – pour faire écho à une célèbre citation de Winston Churchill – jouent un rôle essentiel dans le consentement des individus à être gouvernés. On redécouvre, avec le Covid-19, que la cité ne tient ensemble que si la politique reste en résonance avec ses ressorts sensibles et ses composantes les plus fragiles.
Une situation de danger inédite
Le premier élément de la crise, qui donne une telle ampleur internationale à l’événement, est la prise de conscience soudaine et généralisée que tout le monde, sans exception, peut être touché dans sa chair par ce virus. Cette situation de danger, ce sentiment de menace corporelle et intime peuvent être mis en parallèle avec d’autres situations politiques où des émotions enfouies réveillent des questions existentielles.
Si l’on suit les travaux de l’ethnologue Marc Abélès, la peur de la mort constitue un registre émotif central dans l’engagement et dans l’action politiques.
Selon lui, la perspective de la mort affecte en profondeur les décideurs, elle leur donne envie de se mouvoir, de « tenir à distance les dangers par tous les moyens », dans un instinct de survie qui donne de l’énergie et entraîne un sentiment de puissance, qu’il nomme l’espoir de l’invulnérabilité.
On retrouve cette énergie particulière liée à la peur de la mort dans de nombreux témoignages d’élus, lorsqu’ils racontent les souvenirs politiques marquants de leur enfance. Quand on les interroge sur leurs émotions premières, ils citent d’abord des événements violents ou traumatisants : des drames personnels, des épreuves physiques ou morales, des accidents, des abandons, des ruptures précoces, etc. Souvent, ils évoquent la maladie et la mort d’un parent ou d’un proche. Dans leurs récits, ces blessures sont devenues des repères, presque des boucliers, qui les portent au moment de leur engagement en politique, puis dans l’âpreté des combats de l’exercice du pouvoir.
L’effroi saisissant
Revenons-en maintenant à l’effroi qui se saisit de tant de citoyens. Ces derniers réagissent à l’épreuve d’une maladie qui pourrait devenir mortelle en changeant leurs comportements : ils acceptent très majoritairement le confinement, ils apprennent et encouragent les « gestes barrière », ils organisent des chaînes de solidarité avec leurs voisins, ils rivalisent d’ingéniosité et de compétences pour imaginer des ripostes ou des alternatives…
La peur qui les saisit est certes une angoisse individuelle mais, à la manière des élus qui ont retourné un drame personnel en moteur de leur action collective, le drame devient une source d’énergie dans le combat collectif mené pour stopper la pandémie.
La solidarité qui se manifeste tous les soirs à 20 heures pour le personnel médical participe de cette forme de prise de responsabilité. Sans concertation ni injonction, dans tous les foyers, la peur de la maladie et l’effroi de la mort se politisent, au sens où les citoyens prennent en même temps conscience de leur fragilité dans la société et du rôle important qu’ils doivent tenir pour juguler collectivement la crise. Les émotions du nombril entrent en résonance avec la défense de l’intérêt général…
L’impuissance de l’État et les reclus
La deuxième épreuve émotionnelle créée par la crise du Covid-19 est liée au surgissement collectif d’inquiétudes concernant la capacité de l’État protecteur à juguler la crise. Pour parler des institutions publiques, on utilise volontiers des termes symboliques tels que la providence, la puissance et l’autorité (publiques).
Avec le Covid-19, soudainement, la protection est mise en doute, la confiance vacille…
Les travaux de l’anthropologue Pierre Clastres sur les origines de la domination politique rappellent que les sociétés pré-étatiques fonctionnaient autour de rituels et de coutumes où le pouvoir n’était qu’illusion. Dans les tribus amazoniennes qu’il a étudiées, le chef incarnait le groupe avec des discours qui mettaient en récit la tradition et les valeurs, mais sans jamais s’aventurer sur les registres de la coercition ou du commandement.
Le chef faisait tenir ensemble la communauté en racontant inlassablement et avec onirisme les espoirs d’un dessein commun. Depuis l’avènement des États, on a en grande partie perdu de vue cette facette du pouvoir où la politique est affaire d’incarnation beaucoup plus que de domination.
Que nous disent les inquiétudes qui parcourent la planète devant la défaillance de l’État protecteur face à l’ampleur de la catastrophe ? C’est l’usager-citoyen qui réagit en premier, soudainement privé des services auxquels il est habitué pour s’instruire, se soigner, travailler, se déplacer et se distraire. Dans la concorde initiale décrite par Clastres, les « chefs » de la communauté sont des représentants qui racontent les symboles de la confiance, de l’identité communautaire et de la fierté collective. Les gouvernants comme les citoyens ont oublié cette symbolique identitaire. Le confinement, en privant l’usager-citoyen de ces services, pose crûment la question de la façon dont la cité conçoit le vivre ensemble.
Invisibles mais ensemble
Je vous propose ici un pas de côté sur deux observations de terrain concernant des citoyens qui sont exclus du système.
J’interviens avec une collègue historienne depuis six mois dans deux centres pénitentiaires en Isère où nous organisons régulièrement des réunions sur la liberté de penser auxquelles participent une cinquantaine de détenus volontaires. La tonalité émotionnelle des échanges est à chaque fois paradoxale car elle entremêle de la colère, du fatalisme et aussi beaucoup d’humour. Les détenus vivent le confinement qui leur est imposé par la société comme une sanction juste mais aussi, en pratique, comme une dénégation brutale de leur raison d’être, leur identité et leur fierté d’humains. Ils sont vivants, pleins d’énergie et d’envies, mais leurs mots sur la liberté expriment toujours le sentiment que la communauté les a, corporellement et dans leur intimité, définitivement reniés.
Par ailleurs, je suis impliqué depuis le début de la crise dans un réseau de volontaires qui offrent, midi et soir, des repas aux sans domicile fixe de la ville. La distribution se déroule dans le sous-sol d’une église transformée pour l’occasion en grande cuisine collective. On perçoit immédiatement dans ce dispositif, qui rappelle techniquement les camps d’urgence d’accueil pour les réfugiés en Italie et en Grèce, des attitudes où dominent les sentiments d’abandon, de désespoir et de dignité bafouée. Dans le même temps cependant, presque tous ces confinés ultimes (car sans lieu de confinement) manifestent à notre égard beaucoup de douceur, et souvent une extrême gentillesse.
Dans la perspective clastrienne évoquée plus haut, ces deux cas extrêmes de confinement illustrent l’impuissance publique de l’État à faire société au-delà d’un rapport de force entre dominants et dominés, entre inclus et exclus. Ces personnes, qui sont mises au ban de la société par la contrainte de la détention ou par l’absence d’assistance sociale, demandent avant tout le droit d’exister dans le regard des autres, de faire partie du groupe.
La façon dont nous découvrons le monde des Ehpad procède un peu du même processus d’abandon. La souffrance des reclus renvoie à une panne collective de résonance et à un déni de reconnaissance. Revenons encore une fois à l’effroi de la mort évoquée plus haut : l’État a certes pour mission historique de gérer les invisibles, ces individus qui sont à la marge ou qui sont rejetés du système. Mais les individus ne conçoivent la légitimité du commandement, si l’on en revient à Clastres, que si ceux qui en incarnent l’autorité parlent le langage du groupe, avec les mots et les émotions de ceux qui les écoutent.
La liberté du rouge-gorge
Comment la peur de la mort et les angoisses face à l’impuissance publique sont-elles susceptibles d’entraîner une modification de notre rapport à l’autorité politique et au pouvoir ?
Plusieurs thèses en sciences sociales n’y suffiraient pas. Certains chercheurs qui se penchent sur la relation des animaux au monde accordent une attention particulière à la construction de la confiance entre les espèces, et à l’importance des ajustements sensibles entre les membres de chaque écosystème. La philosophe Vinciane Despret par exemple, qui étudie la façon dont les oiseaux habitent le monde, explique que le territoire du rouge-gorge n’est pas un lieu à défendre par nécessité mais un espace de cohabitation saturé de « signaux honnêtes ». Le territoire du rouge-gorge n’est que rythmes et mouvements, c’est une partition polyphonique traversée d’intensités multiples, un espace social innervé de mémoires, de drames, de louanges, de respirations, de courage et d’ajustements avec les autres.
Ce détour par la poétique de l’attention n’est pas seulement une diversion bucolique ou un divertissement d’ornithologie dissidente. C’est un point de vue étayé et robuste pour penser ensemble un changement de régime scientifique. Vinciane Despret nous invite à réfléchir au tournant émotionnel du monde, lorsque l’on considère que les représentations du pouvoir, chez tous les êtres vivants, se manifestent à la fois à fleur de peau, dans l’épaisseur de chaque histoire de vie, et au tempo symbolique de l’esprit de chaque microterritoire.
Cette perception sensible donne des clefs de lecture stimulantes pour mieux comprendre la crise parce qu’elle met en lumière le fait que le plaisir de vivre et l’instinct de survie sont étroitement dépendants d’un entremêlement dynamique de peurs et de désirs.
La catastrophe en cours va-t-elle (re)donner à la parole politique une partition décisive ? Le mardi 14 avril à 20 heures, le président de la République française a mis des mots sur sa détresse, son impuissance et ses espoirs. Il était en communion directe avec quarante millions de téléspectateurs, angoissés eux aussi. Pour la première fois sans doute de sa vie politique de gouvernant, Emmanuel Macron a incarné ce que Pierre Clastres nomme joliment « le devoir de la parole ».
Il était en phase avec toute la société, ses héros mais aussi ceux qui sont blessés, meurtris, reclus ou exclus. Il n’esquivait pas l’impuissance de l’État, il l’incarnait et racontait comment le groupe allait, collectivement, faire face à l’effroi de la mort. La charge émotionnelle du témoignage a été sidérante au sens premier du terme en montrant sans filet à quel point gouverner, c’est aussi savoir pleurer ensemble.
Ce texte est publié simultanément dans la collection « Le virus de la recherche », une initiative de l’éditeur PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble Alpes.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le5 mai 2020
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