The Conversation : "La « vape », un marché en pleine mutation"
Le concept de « cigarette électronique » en tant que tel n’est toutefois posé que quarante ans plus tard par l’Américain Herbert Gilbert, et son invention concrète se fera au début des années 2000 par un pharmacien de Hong-kong. Fumeur, Hon Lik voit son père mourir d’un cancer des poumons. Il conçoit ainsi dès le départ sa cigarette électronique comme une alternative à la cigarette classique. L’idée est d’aider à arrêter de fumer quand les patchs à la nicotine ne suffisent plus.
Le premier modèle est commercialisé en 2006, puis le Hongkongais revend ses brevets en 2013 au groupe britanniqueImperial Tobacco, l’un des cinq grands fabricants de tabac mondiaux.
Historiquement, l’expression « cigarette électronique » (parfois raccourcie en « e-cigarette ») a été la première à apparaître. J’emploierai cependant plutôt ici les termes de « vaporette » ou « vapoteuse ». Ces derniers sont plus corrects, puisque les dispositifs qu’ils désignent n’ont rien à voir avec une cigarette : ils ne contiennent pas de tabac, n’ont pas recours à la combustion, et leurs bouffées contiennent principalement de la vapeur d’eau. Ils ne génèrent donc pas de fumée de tabac, très toxique non seulement pour le fumeur, mais aussi pour son entourage, via le tabagisme passif.
Évolution du matériel
Une vapoteuse moderne est constituée de trois parties : une batterie, une résistance et un réservoir pour le e-liquide (qui, chauffé, donne la vapeur inhalée). La composition du e-liquide est variable, mais contient généralement des arômes (tabac, menthe, fruits rouges…), du propylène-glycol (PG), de la glycérine végétale (GV), de la nicotine (avec un taux maximal imposé de 19,9 mg/ml en Europe), et parfois de l’alcool (moins de 2 %).
Depuis les modèles de première génération importés d’Asie, des progrès ont été faits en matière de fiabilité et de sécurité des dispositifs, avec notamment la mise en place de normes AFNOR. En France désormais, les distributeurs proposent à la vente des modèles de 3e voire de 4e génération.
Le principe est le suivant : le propylène-glycol et la glycérine végétale sont chauffés grâce à la résistance et se transforment en vapeur d’eau, qui est inhalée et passe dans les voies respiratoires. La vape demande une inspiration douce et lente. La toux qui peut être observée est généralement due au propylène-glycol contenu dans l’e-liquide, qui assèche les muqueuses. Si vous toussez trop, choisissez un liquide avec de la glycérine végétale qui sera plus douce.
Lorsque la vapoteuse est utilisée dans le cadre d’un sevrage de la cigarette, l’important est de débuter avec un taux de nicotine suffisant pour ne pas ressentir le manque. On trouve également des e-liquides sans nicotine, voire sans arôme, utile lorsque c’est la dépendance comportementale qui est la plus difficile à gérer.
Le succès de ces « cigarettes » qui n’en sont pas incite au développement de toujours plus de nouveaux produits. C’est ainsi qu’en 2017, aux États-Unis, une start-up californienne lance la Juul qui inonde aussitôt le marché, et se fraye un chemin jusque chez les enfants mineurs. La Juul® est un vaporisateur de sels de nicotine (de l’acide benzoïque est ajouté à la nicotine-base, permettant un ressenti au plus proche des sensations induites par la consommation d’une cigarette traditionnelle), bien plus fortement dosé qu’en France avec ses 59 mg/ml.
Avec son design très attractif, elle voit ses ventes s’envoler en dépit d’un prix élevé. En 2018, le groupe spécialisé dans les produits du tabac Philip Morris International (PMI) rachète Juul® Labs.
Un succès qui fait des envieux
Le succès de la Juul® est foudroyant… mais éphémère. La conquête du monde, déjà, patine. En 2020, la vente de Juul® en France, Autriche, Belgique, Espagne et Portugal est déprogrammée du fait de la limite européenne du taux de nicotine fixé à 19,9 mg/ml. PMI avait aussi prévu de mettre la marque en sommeil au profit d’IQOS, son produit-phare de « tabac chauffé » – dont nous parlerons ci-après.
Et surtout, aux États-Unis, le fabricant est accusé d’avoir incité les adolescents à consommer et minimisé l’impact de la nicotine. Il y a quelques mois, un accord à l’amiable de 40 millions de dollars a été passé entre la start-up et l’État de Caroline du Nord pour éviter le premier d’une longue série de procès.
Pas de quoi, toutefois, freiner l’essor du vapotage. Ce qui, couplé à la diminution des ventes de tabac, déstabilise les grandes industries historiques du secteur (PMI, Altria, British American Tobacco ou BAT, Imperial Brands et Japan Tobacco International ou JTI, surnommées « Big Tobacco ») qui tentent donc des incursions dans ce nouveau secteur. On l’a évoqué avec Philip Morris déjà et le rachat de Juul®, mais la rivalité peut se jouer sur d’autres terrains…
Le succès alimente ainsi des polémiques et même, depuis 2 ou 3 ans, de fausses informations sur la vape et le vapotage – comme l’amalgame qui a été entretenu des mois durant entre vapotage et survenue de troubles respiratoires et maladies pulmonaires aux États-Unis. Le concept associé d’« EVALI » ( E-cigarette, or Vaping, product use Associated Lung Injury) a alimenté une défiance vis-à-vis de la vape. Ces pneumopathies étaient en fait liées à la présence d’acétate de vitamine E, un additif présent dans des produits issus du marché noir contenant du THC (le tétrahydrocannabinol, un cannabinoïde). Le CDC (Centers for Disease Control and Prevention) a malheureusement tardé à réagir face à la confusion, ce qui profita à « Big Tobacco » bien sûr !
La vape et le tabac chauffé : attention à ne pas les confondre
L’industrie du tabac a également mis au point de nouveaux produits, contenant du tabac, pour prendre les parts de marché de la vape, en particulier dans les pays où cette dernière est interdite. Les trois principaux fabricants ont ainsi sorti des dispositifs à base de tabac chauffé avec une résistance sous forme de lame (heat not burn tobacco) :
• IQOS pour Philip Morris International,
• PLOOM pour Japan Tobacco International
• GLO pour British American Tobacco
IQOS (pour « I-Quit-Ordinary-Smoking »), par exemple, ce sont des mini-cigarettes (Heets) qui permettent 8 à 14 bouffées, dans un laps de temps court (6 minutes). Le tabac qui y est chauffé est reconstitué en feuilles, avec du propylène-glycol, du glycérol, de l’eau, de l’éthanol, et des arômes.
À la différence des cigarettes conventionnelles (température de 600 °C à 900 °C), ces produits chauffent au plus à 350° et ne produisent pas de cendres. Mais, attention, ils ne sont pas reconnus comme méthode de sevrage tabagique par la puissante Agence américaine de régulation des produits alimentaires et médicaux, la Food and Drug Administration (FDA).
En 2017, PMI avait fait pression à ce sujet sur le professeur Jacques Cornuz, alors recteur de l’université de Lausanne, pour faire retirer la publication de plusieurs de ses chercheurs sur IQOS et ses effets. L’équipe du médecin Reto Auer montrait en effet que de la fumée était produite, qu’il y avait du monoxyde de carbone (CO), de la nicotine (84 % par rapport à une cigarette conventionnelle), ainsi que de l’acétaldéhyde, du formaldéhyde et des nitrosamines (substances cancérogènes), de l’acroléine (substance irritante). Comme le dit Reto Auer, il s’agit de « tabac grillé, toasté », avec une pyrolyse indéniable.
Dernière évolution affichée notamment par le groupe Philip Morris : les produits liés au bien-être… et la santé. Ainsi PMI vient de racheter Vectura, qui commercialise des inhalateurs médicaux destinés entre autres à soigner les maladies dues au tabagisme. Les inhalateurs actuels seront adaptés pour pouvoir diffuser de la nicotine, tout comme l’inhaleur Nicorette ® qui est un médicament (traitement de substitution nicotinique) non remboursé en France.
De quoi boucler ainsi la boucle ? Après avoir généré des bénéfices colossaux des décennies durant avec le tabac, le géant industriel pourrait, maintenant que le vent tourne, s’appuyer sur les dispositifs dédiés à lutter contre les méfaits qu’il a causés…
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le1 octobre 2021
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L'auteur
Médecin addictologue et tabacologue
Université Grenoble Alpes (UGA)