The Conversation : "Le masque en crèche, une gêne pour la socialisation des tout-petits ?"
En septembre 2020, le port du masque est devenu obligatoire pour le personnel des crèches. Les professionnels de la petite enfance se sont interrogés sur ses éventuelles répercussions sur de jeunes enfants, accueillis parfois sur des temps longs (50 heures par semaine pour certains). Nous avons recueilli les témoignages de près de 600 d’entre eux lors d’une enquête menée en décembre 2020 diffusée sur le site des « Pros de la petite enfance ».
Après avoir indiqué à quelles occasions ils portaient et ôtaient (le cas échéant) leur masque durant la journée, les professionnels consignaient les réactions qu’ils observaient chez les enfants lors du port du masque et de son retrait.
Le port d’un masque opaque et d’un masque inclusif (masque transparent laissant voir la bouche) était distingué. Les professionnels avaient également la possibilité de laisser tout commentaire qu’ils jugeaient utile (leurs pratiques, leurs ressentis, etc.). Les faits du quotidien, qu’ils relatent avec fiabilité et précision, sont très informatifs.
Réactions d’inquiétude
Un peu moins d’un quart seulement des professionnels de terrain rapporte n’observer aucune réaction particulière de la part des enfants au fait que les adultes du lieu d’accueil portent le masque sanitaire. Certains soulignent la capacité d’adaptation des enfants, avouant même parfois leur surprise devant leur résilience.
Les trois quarts restants, eux, constatent des effets sur les plans des relations socioaffectives et émotionnelles et du langage. Du côté des enfants, le fait qu’ils cherchent très souvent à ôter le masque de l’adulte, notamment quand ils sont dans leurs bras – les plus âgés, eux, demandant tout bonnement à l’adulte de le retirer – montre qu’ils le vivent comme quelque chose d’insolite.
Sur le plan des réactions affectives et sociales, la grande majorité des témoignages des professionnels rapporte des effets notables du port du masque. Ils mentionnent des réactions d’inquiétude, décrivent des enfants au regard fermé ou fixe ou se mettant à pleurer à cause du masque de l’adulte. Ils évoquent aussi des enfants bien moins souriants qu’auparavant et, surtout, des sourires-réponses absents ou plus longs à se déclencher quand l’adulte sourit derrière son masque.
Masques à la crèche : un danger pour le développement des bébés ?
— Rédac France Culture (@FC_actu) October 5, 2020
Certains parents et psychologues sont inquiets après un arrêté du 18 septembre qui rend le port du masque obligatoire dans les crèches pour les professionnels de la petite enfance.https://t.co/WUx6jVwLCs pic.twitter.com/VZrgFmtLjO
Certes, certains enfants semblent s’être habitués au visage masqué, affichant un sourire en réponse à celui « masqué » de l’adulte. Néanmoins, la majorité des professionnels estime que le masque altère la qualité des interactions socioaffectives. Nombre d’entre eux ressentent le besoin d’enlever le masque régulièrement pour établir le contact avec l’enfant (au moment de l’accueil par exemple), pour le sécuriser (quand il pleure notamment), ou pour rompre leur impassibilité.
La confusion au sujet de l’identité de l’adulte est également un motif de retrait du masque. Lorsque l’enfant ne reconnaît manifestement pas le professionnel, celui-ci doit parfois ôter son masque. Cela provoque quasiment systématiquement le sourire de l’enfant. L’interaction entre l’enfant et l’adulte se modifie : le visage de l’enfant s’illumine, le sourire-réponse s’affiche presque automatiquement et se manifeste plusieurs fois durant le temps de l’échange non masqué.
Selon plusieurs professionnels, les enfants ont alors tendance à focaliser leur attention sur la bouche de l’adulte lorsqu’ils peuvent enfin l’observer, telle une denrée rare.
Des effets sur l’acquisition du langage
Certains enfants n’ont connu les professionnels que masqués. Ce sont généralement les plus jeunes. Lorsque l’adulte ôte son masque, il n’est pas rare que cela suscite chez eux des réactions négatives. Certains enfants s’alarment, voire pleurent, et ne se calment qu’une fois le masque remis. N’ayant jamais vu le visage des professionnels autrement qu’aux trois quarts caché, le retrait du masque leur fait découvrir un visage « étranger » ou « étrange ».
Indéniablement, cette nouveauté les perturbe. En contrepoint de ceux qui ne réussissent pas à identifier l’adulte masqué, ces enfants-ci ne reconnaissent pas le visage découvert comme celui de l’adulte qui leur est familier.
Un autre point notable est celui de l’acquisition du langage, dans ses différents aspects (compréhension, production, écoute). Les témoignages des professionnels reflètent leurs craintes des effets néfastes du port du masque, d’autant plus que la période concernée est particulièrement sensible à cette acquisition.
L’entrée dans la communication et le langage chez les très jeunes enfants se fait par de multiples canaux qui se complètent. Ainsi, ils ne font pas qu’écouter le langage, ils le regardent également, s’appuyant sur la vision du visage et en particulier de la bouche de l’adulte.
Or le port du masque rend difficile pour eux, d’une part, de repérer l’adulte qui parle, et d’autre part, de comprendre ce qui est dit. En effet, les difficultés évoquées par les professionnels ont trait avant tout à celle de comprendre les messages et les consignes, surtout chez les enfants les plus âgés à partir de 18 mois. Elles portent aussi sur la difficulté des enfants à prononcer, et/ou répéter correctement les mots (voiture, banane…), ou articuler d’autres sons (bruitages d’animaux, de moteurs, etc.) par manque de modèle d’imitation.
Les enfants semblent aussi moins attentifs et s’impliquer moins dans les échanges, ce qui conduit à un appauvrissement des interactions. Inversement, dès qu’ils ôtent leur masque, les professionnels observent une attention et une participation accrue des enfants. Ainsi, lors d’une comptine, les enfants regardent beaucoup le visage et la bouche de l’adulte qui, sans masque, leur donne accès à l’imitation (claquement de la langue, cri de l’éléphant, la bouche de la grenouille…).
Difficultés d’accompagnement
De nombreux professionnels jugent que la qualité de l’accompagnement des enfants est négativement affectée par le port du masque. Tout d’abord, les conditions d’exercice de leur profession sont mal vécues en raison de la pénibilité des différents effets physiologiques (maux de tête, fatigue, difficultés pour respirer, etc.). Cela les amène parfois à diminuer le temps consacré aux chansons, aux comptines et aux lectures d’histoires.
La communication avec les enfants est rendue plus difficile. Il leur faut penser à adapter leur façon de s’exprimer pour compenser la présence du masque : moduler davantage leurs intonations, accentuer les mouvements du haut de leur visage. Ces stratégies de compensation auxquelles il leur faut réfléchir induisent une surcharge mentale.
Enseigner avec un visage masqué : un défi ? https://t.co/sgE6rAPxvj pic.twitter.com/Pp2lRh9wpR
— The Conversation France (@FR_Conversation) May 6, 2020
Enfin, est également mal vécu le fait de devoir parler plus fort, qui a pour conséquence d’augmenter le niveau sonore général. Cela nuit à la qualité de l’ambiance du lieu d’accueil.
En conclusion, le port du masque a vraisemblablement un impact sur la socialisation des tout-petits. Des écueils que ne semble pas lever le masque inclusif : son inconfort, la buée et la condensation qui le troublent rapidement, ainsi que la restriction du champ de vision qu’il entraîne, n’en font pas la solution espérée par beaucoup.
Le vécu négatif rapporté par nombre de professionnels n’est pas seulement lié à la difficulté de s’accommoder du port constant du masque sanitaire, mais plus généralement au sentiment d’une qualité de vie au travail et d’une qualité d’accueil des enfants qu’ils jugent détériorées.
L’exploitation approfondie de ces témoignages permettra une meilleure compréhension des mécanismes cognitifs et socioaffectifs en jeu dans les lieux d’accueil des jeunes enfants, lieux où les processus d’adaptation de l’enfant à la vie en société et aux rapports sociaux sont activement à l’œuvre.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le17 février 2021
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L'auteur
Maîtresse de conférences en psychologie
Université Grenoble Alpes (UGA)