The Conversation : "Le rond-point, fabrique quotidienne de solidarités"
Treize ans plus tard, des femmes et des hommes lui ont répondu sur les lieux mêmes des « anti-villes fabriquées plutôt que construites ».
En novembre 2018, les « gilets jaunes » ont « surgi » dans l’espace public et sur les écrans : ouverture des barrières de péages autoroutiers, manifestations et occupations.
Au fil des semaines, les femmes et les hommes en jaune se sont notamment appropriés les ronds-points des zones péri-urbaines, les transformant en lieux de vie, places publiques, nouveaux médias, dispositifs d’entraide, ateliers de formation et d’éducation populaire. La géographie ne peut rester insensible à ces émergences, là où on ne les attendait pas.
Révélateur de la colère et de la France « moche »
On a déjà dit la force du gilet technique couleur citron, qui a rendu visibles les « invisibles » et révélé les urgences. En s’appropriant les lieux de transit d’un territoire « métropolisé », en bloquant les autoroutes, comme autrefois on bloquait les rues de nos villes, le mouvement a également mis en évidence le changement d’échelle de nos espaces de vie quotidiens et donné un visage à « l’outre-ville ».
Ce faisant, les gilets jaunes ont pointé les « ronds-points », symboles proliférants d’une « France défigurée » ou « moche » – avec ses lotissements monotones, ses rocades, ses friches et ses bazars commerciaux périphériques. En quelques mois, ils ont réussi le miracle de transformer des objets techniques inhospitaliers en lieux dignes de figurer dans une nouvelle « mythologie ».
L’émergence des parlements du peuple
L’occupation fait écho à d’autres mobilisations, occupations de bâtiments, de portions de territoires et d’expérimentations. On pense aux mouvements d’occupation tels que Occupy Wall Street, Indignados, le Printemps érable du Québec, le Printemps arabe, la « Révolution des parapluies » à Hong Kong ou « Nuit debout » en France.
Elles renvoient également à d’autres formes d’occupations et de résistances territorialisées contemporaines, de « communs oppositionnels » comme les Zones à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens, la « Ferme des mille vaches », le Center Parc de Roybon en Isère, les squats, voire les actions de « guérilla jardinière ».
Venus des communes alentours, souvent vidées de leurs services, les gilets jaunes ont créé là de nouveaux cafés métropolitains, « ces parlements du peuple » d’Honoré de Balzac. Ici, la convivialité est de mise.
Il y a toujours une main tendue, un mot de bienvenue et un café pour briser la glace. Le site est ouvert et les panneaux disposés en amont invitent les automobilistes à s’arrêter. Avec sa cabane, sa table et ses sièges, le rond-point est un dispositif de l’hospitalité. On a l’impression d’être à la bonne échelle, une sorte d’entité anthropologique de base : « agora » de quelques mètres carrés réunissant une cinquantaine de personnes. La taille semble idéale pour pouvoir se parler, communiquer par gestes, se toucher : « le rond-point est important car on n’échange pas qu’avec les mots ». Ici émerge une urbanité « émotionnelle » bien plus que fonctionnelle.
Esthétique mondialisée de la bricole
Sur les ronds-points nous voyageons immobiles dans une esthétique mondialisée de la bricole, de la récupération et du recyclage. Il y a de la cabane de l’enfance, du cirque, de l’atelier artisanal, du jardin ouvrier dans ce bric-à-brac de palettes, de tourets et de panneaux qui stimule les imaginaires.
Au fil des mois, les ronds-points sont passés du statut de « camp de base » à celui de lieu habité, confortable et visible. Au début du mouvement, ils étaient parfois occupés 7 jours sur 7 et 24h sur 24. Désormais, ils s’animent surtout en fin de journée, le soir des assemblées hebdomadaires et le samedi, rendez-vous des manifestions et des actions.
Le rond-point est ainsi devenu un « espace public » au sens politique du mot autour des « Assemblées générales », des recueils de « Cahiers de doléance » et des débats. Là, en plein air, dans le bruit et au milieu de la circulation, on assiste au passage d’un « espèce d’espace » géographique en « espace idéologique et politique plébéien » au sens de Jurgen Habermas, une sorte de « commun oppositionnel », cette expérience sensible, à la portée fortement émancipatrice où les affects sont présents.
Un média et un totem
Ici dans la proximité s’expérimente un « processus instituant d’autonomie individuelle et collective » comme l’écrit Cornélius Castoriadis. Des assemblées générales hebdomadaires, animées à tour de rôle, rythment la vie du site. Ici les décisions sont prises à main levée. Sur les ronds-points les gilets jaunes rejettent toute hiérarchie, désignation de chef ou porte-parole autoproclamé. C’est la limite et la force d’un mouvement insaisissable en mutation permanente. Du local au national, l’autonomie est vécue et revendiquée.
Le lieu est aussi le média et le totem positif du mouvement, celui dont les gilets jaunes ont la maîtrise, contrairement aux médias « mainstream » dont ils se méfient. La qualité de l’aménagement exprime ce qui est vécu là : « Le rond-point, on en est fier. C’est notre image ».
La production de tracts ou plaquettes et leur distribution contribuent au rayonnement du lieu tout comme les panneaux qui disent le mouvement et son évolution : de « Macron démission » en novembre au « Casse des services publics : ça suffit » en août.
Afin de voir et d’être vus, les gilets jaunes préfèrent vivre leurs assemblées sur le rond-point plutôt que dans une salle. Ils fabriquent un lieu qui les façonne en retour, au risque de l’enfermement : « on n’avancera pas si on reste entre nous sur le rond-point ». Cet aller et retour entre « nous » et les « autres », le rond-point et le « dehors » est devenu vital.
Dispositif solidaire
Le rond-point est un « dispositif » au sens de Foucault c’est-à-dire « un ensemble hétérogène constitué de discours, d’institutions, d’aménagements architecturaux, de règles et de lois, etc. »
Les discours sont construits collectivement, résumés et exposés sur les panneaux, détaillés sur les tracts et partagés sur les réseaux sociaux. Des institutions – au sens de croyances et modes de conduite institués par la collectivité se sont élaborées.
Les modestes aménagements architecturaux sont constamment améliorés et des « règles » sont même édictées : interdiction d’alcool, port du gilet, fonctionnement des Assemblées générales.
La solidarité, la « fraternité » et l’entraide ne sont pas feintes : emplois trouvés pour les uns, papiers remplis pour les autres (retraite, assurance maladie…) et autres services quotidiens font de nombreux ronds-points des pôles d’entraide et de services gratuits. Le rond-point forme ainsi une « communauté d’expérience », de transformation permanente et non un dispositif matériel immuable. C’est aussi un lieu d’intensité humaine, de « synergies » et non un simple rassemblement.
« Ici on apprend tous les jours »
Sur le rond-point bricolé se déploie une fonction particulière de lieu de formation et d’apprentissage par le faire, un « territoire apprenant » où tous les acteurs contribuent au processus, de manière informelle ou à travers des ateliers thématiques sur le pouvoir d’achat, les retraites ou le Référendum d’initiative citoyenne.
« Ici on apprend tous les jours » se réjouit Pascale sur un rond-point. Cette constellation de lucioles des bords de routes tisse quotidiennement un lien concret entre « fin de mois » et « fin du monde », et invente de nouvelles formes d’éducation populaire.
Les ronds-points qui résistent sont des lieux à étudier et investir. Dotés d’un formidable potentiel d’urbanité, ils sont capables de nourrir les réflexions en cours sur le « design de l’action publique » des collectifs et de la politique qui partirait de la base. À la question « Où, quand et comment faire ville et société aujourd’hui ? » Les gilets jaunes ont répondu par l’invention d’un lieu et d’un dispositif de solidarité ouvert à tous. À suivre.
L’auteur a publié avec Bernard Floris (et tous les autres) « Sur la vague jaune, l’utopie d’un rond point », Elya éditions, mai 2019.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le27 avril 2022
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L'auteur
Enseignant-chercheur en aménagement et urbanisme, laboratoire Pacte
Université Grenoble Alpes