The Conversation : "Les (ac)crocs de Schengen : l’ombre portée du passé sur le projet français de réforme"

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Le 5 novembre 2020, mors d'une visite à la frontière entre la France et l'Espagne, Emmanuel Macron annonce que le nombre de gardes-frontières sera doublé, passant de 2 400 à 4 800, « en raison de l'aggravation de la menace du terroriste » Photo Shuttersto
Le 5 novembre 2020, mors d'une visite à la frontière entre la France et l'Espagne, Emmanuel Macron annonce que le nombre de gardes-frontières sera doublé, passant de 2 400 à 4 800, « en raison de l'aggravation de la menace du terroriste » Photo Shutterstock
Emmanuel Macron souhaite réformer l’espace Schengen. Ce n’est pas la première fois que ce système est jugé insuffisant depuis sa création en 1990, loin de là…
« Ça ne peut plus durer. Schengen doit être repensé. » Ces propos ne sont pas ceux du président Emmanuel Macron exprimés à l’issue du Conseil européen du 10 décembre 2020, mais bien ceux du président Sarkozy formulés il y a neuf ans, le 1er décembre 2011.


En tant qu’espace de libre circulation, Schengen, « coupable idéal », cristallise les critiques et chaque crise voit son lot d’annonces de refonte : 2011 (Printemps arabe), 2015 (crises migratoire et terroriste) et 2020 (crises sanitaire et terroriste).


L’allocution du président Macron formulée le 5 novembre 2020 lors d’un déplacement à la frontière franco-espagnole du Perthus reflète à cet égard l’intention d’une « refonte en profondeur ». Elle est précisée par une note du 1er décembre envoyée aux capitales européennes, qui esquisse les contours du projet que la France entend mener à bien lorsque viendra son tour d’assurer la présidence du Conseil de l’UE (janvier-juin 2022). Paris entend donner des crocs à Schengen : le système doit être capable de réagir plus rapidement aux pressions migratoires aux frontières extérieures de l’Union, de parer plus efficacement aux attaques terroristes et de répondre aux enjeux politiques liés au non-respect des règles par certains États membres.

Enraciner Schengen dans un écosystème de gestion de la sécurité et des migrations

Pour comprendre la réforme qui se dessine, il convient d’avoir à l’esprit le fait que les différents leaders politiques actuels de la zone Schengen souhaitent ancrer Schengen dans un écosystème de gestion de la sécurité et des migrations pour mieux structurer une réponse commune face à des crises graves susceptibles d’ébranler la construction européenne.

D’abord, l’annonce faite le 5 novembre 2020 par le président Macron s’inscrit dans un contexte sécuritaire tendu, puisqu’elle a été présentée à la suite des attentats du 29 octobre de la basilique Notre-Dame de Nice et de ceux de Vienne du 2 novembre. Mais un train peut en cacher un autre. Cette réforme Schengen se double d’un agenda sur la sécurité pour la période 2020-2024. Cette stratégie sur l’union de la sécurité lancée en juillet 2020 vise à conférer à l’Union une capacité de riposte face aux attaques terroristes : modernisation d’Europol, achèvement de la réorganisation des systèmes européens de sécurité et de gestion des frontières, établissement d’un « code de coopération policière » européen, renforcement de la coordination policière en temps de crise.

Ensuite, le « Pacte sur la migration et l’asile » présenté par la Commission européenne le 23 septembre 2020 entend mieux anticiper les pressions migratoires, prévenir les crises politiques qui en découlent et réguler les flux secondaires, c’est-à-dire les mouvements non autorisés de migrants au sein de l’Union. Pour certains experts, le véritable homme malade est Dublin et non Schengen.

Dublin, le véritable homme malade à soigner

La réforme de Schengen ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. En dépit des multiples modernisations, c’est surtout Dublin (mécanisme de détermination de l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile de tout migrant arrivé dans l’UE), qui dysfonctionne et ce, depuis de nombreuses années et malgré les ajustements effectués. Autrement dit, la réforme de Schengen annoncée doit se comprendre avant tout comme un complément au projet de révision de Dublin tel que prévu dans le Pacte, à savoir le déploiement d’un arsenal de mesures de solidarité par les États membres sous forme de répartition dans l’UE des candidats à l’asile ou de parrainage en matière d’expulsion des demandeurs déboutés.


Comme le souligne le Français Fabrice Leggeri, directeur exécutif de Frontex, « la pression migratoire est un défi de long terme pour l’Union européenne ». L’enjeu politique majeur porte donc essentiellement sur la concrétisation de ce Pacte qui ambitionne d’apporter une réponse structurée, notamment sous la forme de la mise en place de mécanismes communs de filtrage de toutes personnes débarquées. À ce propos, « 22 % des personnes qui entrent dans l’espace Schengen ne feraient actuellement l’objet d’aucun contrôle », selon la commissaire aux Affaires intérieures Ylva Johansson, reprenant les chiffres de Frontex.

« Club des égoïstes » contre « club des laxistes »

Les textes européens le rappellent à l’envi : la gestion des frontières extérieures relève des États membres seuls. Or cette compétence individuelle s’accommode mal d’un espace commun au sein duquel la qualité des contrôles effectués par un État affecte l’équilibre de l’ensemble.

Les crises migratoires de 2011 et de 2015 ont mis en évidence la difficulté, pour les États du Sud, d’assumer pleinement les contrôles sur leurs portions respectives des frontières extérieures. En résulte une cristallisation politique autour de deux pôles traduisant deux visions opposées de la répartition des rôles : il y a d’abord, les tenants de la « responsabilité », les pays du Nord, pour qui la tâche d’effectuer la surveillance des frontières incombe désormais aux pays du Sud. L’usage de la clause dite « d’ordre public » prévue par le Code Frontières Schengen apparaît alors comme un moyen de riposte à l’égard des pays jugés « laxistes » manquant à leurs obligations. Il y a, ensuite, les partisans de la « solidarité », les pays du Sud, qui mettent en exergue le fait que le fardeau de la surveillance des frontières est inégalement réparti. Ils reprochent aux pays du Nord le fait de se montrer égoïstes, en tirant les bénéfices des contrôles sans apporter l’aide requise en cas de pression migratoire.


Pour jeter un pont entre ce « club des égoïstes » critiquant les défaillances et ce « club des laxistes » réclamant davantage de soutien, plusieurs mesures ont été mises en place. Faute de solidarité « venant du bas » (entre États eux-mêmes), une solidarité venant d’en haut (fournie directement par l’Union) s’est structurée progressivement, par l’accroissement de l’enveloppe des subventions européennes (actuellement le fonds dit « FAMI »), le renforcement des pouvoirs de l’Agence européenne Frontex sous l’angle de l’appui apporté aux opérations d’expulsion de migrants illégaux et, plus récemment, la création du Corps européen de garde-frontières actuellement en cours de constitution.

Remettre le « SCH-EVAL » en selle

La deuxième série de mesures prises sous l’égide de la « responsabilité » consiste, entre autres, en la possibilité d’intervention d’initiative de Frontex (c’est-à-dire sans avoir reçu de demande préalable) et surtout en la révision du mécanisme d’évaluation mutuelle. Depuis sa création, la convention de 1990 prévoyait un système de contrôle mutuel visant à remédier aux carences concernant les contrôles effectués aux frontières extérieures. Un tel dispositif, le « SCH-EVAL » (Schengen Evaluation), du nom du groupe de travail chargé de cette tâche, avait montré de sérieuses faiblesses et la première réforme Schengen de 2013 a tenté d’y remédier. Reste que ce contrôle interétatique ne donne toujours pas les résultats escomptés. Par conséquent, l’annonce du président Macron vise à aller plus loin en étendant le pouvoir de la Commission européenne dans ces équipes.

Une telle réforme va de pair avec la révision de la « gouvernance Schengen » opérée en parallèle. Dans sa proposition, la Commission européenne avait préconisé initialement, en septembre 2011, une gouvernance de nature bureaucratique immédiatement rejetée par les États qui préfèrent, quant à eux, une gouvernance politique.

Éviter que les barrières physiques ne débouchent sur des barrières mentales

À l’image du bateau qui affronte pour la première fois la tempête, la crise de 2015 a fait chavirer cette gouvernance politique actée par la première réforme de Schengen de 2013 : face à l’afflux massif de migrants, de nombreux États ont fait usage de la clause de sauvegarde en prenant les mesures unilatérales de réinstauration des contrôles aux frontières au sein de l’espace Schengen. Ce rétablissement s’est opéré sans concertation, faisant d’une telle gouvernance politique un vœu pieux. Comme le souligne le chercheur Yves Pascouau : chaque État a son propre agenda et ses propres priorités, si bien que l’UE est impuissante. Le roi est nu.


Les mêmes causes engendrant les mêmes conséquences, la crise sanitaire liée à la Covid-19 provoque des réflexes nationaux identiques. Le recours au printemps 2020 à la clause de sauvegarde, qui s’apparente à un « sauve-qui-peut » généralisé, met en péril la pérennité du marché intérieur au sens où les flux économiques intra-UE se sont trouvés entravés par des frontières fermées entre États membres. Cela se conjugue, depuis 2011, à la multiplication des rétablissements ponctuels de contrôles aux frontières intérieures, ce qui crée une ambiance lourde de recloisonnement. Selon les circonstances et faisant parfois fi de la légalité, une réinstauration durable des contrôles s’opère dont l’intensité varie selon les circonstances du moment. Le risque est alors que, dans un tel climat, les frontières mentales s’ajoutent aux frontières physiques, naturalisant l’idée d’un espace de nouveau et définitivement cloisonné.

Du tout nouveau « Forum Schengen » au futur « Conseil de sécurité intérieure »

Pour endiguer ce rétablissement permanent, la Commission européenne vient de mettre en place un « Forum Schengen ». C’est le premier étage de la fusée institutionnelle. Il s’agit d’organiser entre parties prenantes, notamment des ministres nationaux de l’Intérieur et des députés du Parlement européen, une discussion politique sur des thèmes liés à Schengen. Quant au Conseil européen de sécurité intérieure évoqué par la note française du 1er décembre, il entend permettre cette gouvernance politique qui a fait actuellement cruellement défaut. Prenant la forme de réunions annuelles des chefs d’États et de gouvernement, il vise à assurer un pilotage au plus haut niveau. Certes, le Conseil européen joue déjà ce rôle, mais la création d’un tel Conseil, qui est le deuxième étage de la fusée institutionnelle, entend envoyer un signal politique fort : désormais, la coordination est un passage obligé, abordé au sommet et organisé de manière routinière.

Réformer Schengen ou revenir aux sources du projet

La réforme institutionnelle dans les tuyaux est l’avers de la structuration de la gouvernance politique de Schengen, le revers étant l’élaboration d’un Pacte de sécurité sur le modèle du Pacte de stabilité de la zone euro. Les contours de ce projet maillon de la réforme de Schengen souhaité par le président Macron, qui devrait être dévoilé ces prochaines semaines, est destiné à rénover le mécanisme d’évaluation mutuelle de manière à pouvoir infliger, en dernière extrémité, des sanctions aux pays vis-à-vis desquels il est relevé des manquements persistants en matière de surveillance de leur tronçon de frontières extérieures. Il s’agit de donner des crocs à Schengen : les dents du « SCH-EVAL » sont limées au sens où, pour l’heure, ce dispositif d’évaluation mutuelle ne débouche que sur des recommandations adressées aux pays inspectés.

Au final, cette réforme de Schengen a un mérite essentiel. Elle s’apparente à un retour aux sources en répondant à l’axiome « pas de liberté sans sécurité » qui avait présidé à la convention de 1990. La sécurité et la préservation des frontières extérieures de l’UE irriguent et vivifient l’espace de liberté. Ainsi que le résume le coordinateur européen pour la lutte antiterroriste Gilles De Kerchove, « il est indispensable de préserver la libre circulation, un des plus beaux acquis de la construction européenne. Les accords de Schengen sont un ensemble de mesures compensatoires, adaptées en permanence pour tenir compte de l’évolution de la situation. Le renforcement du contrôle aux frontières extérieures en fait partie. La meilleure manière de préserver la libre circulation à l’intérieur, c’est d’affiner le dispositif à l’extérieur. »The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le10 décembre 2020
Mis à jour le10 décembre 2020