The Conversation : "Lutte contre l’inflation : des actions collectives cassent les prix"

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Face à l'inflation, des collectifs s'organisent pour refuser de payer le prix requis pour différentes produits. Shutterstock
Face à l'inflation, des collectifs s'organisent pour refuser de payer le prix requis pour différentes produits. Shutterstock
En cette période d’inflation, et si l’autoréduction, cette pratique qui consiste à refuser collectivement de payer le prix requis pour différents services ou biens de consommation se propageait ?
L’autoréduction consiste à refuser collectivement de payer le prix requis pour différents services ou biens de consommation tels que les transports, l’électricité, le téléphone, les loyers ou la nourriture.


Il peut s’agir parfois de payer le prix antécédent à une augmentation, d’en payer la moitié ou de ne rien payer. Les difficultés économiques et sociales, amplifiées par la pandémie, pourraient réactualiser ces pratiques visant à éviter la baisse du pouvoir d’achat.

Elle a été pratiquée dans de nombreux pays – Espagne, Grèce, Chili… – et dépend principalement d’un contexte d’inflation où la hausse des prix de certains produits ou services, considérés comme essentiels, menace leur accessibilité pour une partie de la population.

Constituant l’un des éléments du répertoire d’action de certains groupes de militants, l’autoréduction apparaît comme une pratique anticapitaliste et radicale, qui s’inscrit dans une quête de justice sociale et nécessite d’importants efforts d’organisation.

Si elle est considérée comme appropriation légitime par certains, elle peut en revanche être perçue comme un vol ou comme une extorsion par la contrepartie – l’entreprise lésée – ou par la justice. Elle est également contestée au sein des milieux militants eux-mêmes en ce qu’elle ne se présente pas comme refus du consumérisme mais comme défense du pouvoir d’achat et de la capacité de consommer.

Alors que le récent procès de deux militants ayant participé à une autoréduction dans un Carrefour Market parisien le 30 janvier 2021 s’est soldé par une condamnation pour « vol en réunion », la poursuite de l’inflation prévue pour 2022 pourrait contribuer à une résurgence de ces pratiques. Revenons sur leur émergence dans l’Italie des années soixante-dix.

Le passage de l’usine à la société

Après les « sombres années cinquante » marquées par l’exploitation et la répression, les luttes des travailleurs italiens se concentrent sur le salaire, le temps et les conditions de travail à l’intérieur des usines pour obtenir la reconnaissance de leurs droits et de leur existence comme citoyens, qui avait été bafoués par le violent « boom » économique.

Dès le début des années soixante, certains groupes de militants commencent à évoquer la question des transports pendulaires, de leur temps et de leur coût, et donc à questionner la vie des travailleurs en dehors des enceintes de l’usine.

À Marghera, par exemple, en 1962, le groupe qui formera bientôt Potere operaio (Pouvoir ouvrier), demande que le temps passé dans les transports pour aller travailler soit considéré comme temps de travail et que l’employeur prenne en charge ces coûts. Mais ce n’est qu’à partir de l’Automne chaud de 1969 que les revendications ouvrières commencent à investir massivement le territoire.

Manifestation de « Potere Operaio » à Milan, 1968.


Ce passage de l’usine à la société dépend de plusieurs facteurs : l’accélération de la décentralisation industrielle, qui donne naissance à l’« usine diffuse », c’est-à-dire à la prolifération de petites et moyennes entreprises sur le territoire (en particulier dans le nord-est et le centre du pays) ; la convergence des luttes ouvrières et étudiantes qui unit des classes sociales différentes et ouvre à de nouvelles revendications concernant l’instruction, l’urbanisme, la santé ; la progressive prépondérance de l’ouvrier-masse, peu qualifié, souvent d’origine méridionale ou rurale, dépourvu de tradition politique et refusant d’être enchaîné au travail, qui commence à percevoir les villes et le territoire selon ce qu’ils peuvent lui apporter en matière de services ou de loisirs.

Les premières luttes : réduire les cadences de travail et les loyers

Les premières autoréductions ont lieu dans les usines dès la fin de 1968, et notamment à l’usine Pirelli de Milan. Les travailleurs, réunis dans un Comité unitaire de base, organe de gestion autonome, décident en assemblée d’« autoréduire », c’est-à-dire de diminuer, les cadences de travail. Ces premières formes d’autoréduction, ensuite reprises dans d’autres usines, visaient donc à réduire les profits de l’entreprise tout en conservant son salaire.

Quelques mois plus tard, alors que les luttes s’intensifient en vue du renouvellement des conventions collectives de nombreuses catégories de travailleurs, émergent les premières revendications massives concernant les loyers. À Turin, les luttes des travailleurs Fiat, en grève depuis le mois d’avril, s’unissent à celles des habitants du quartier ouvrier Nichelino. Elles donnent lieu à de durs affrontements avec les forces de l’ordre le 3 juillet (la bataille de Corso Traiano) et mettent au premier plan la question des loyers trop élevés, considérés comme un « vol sur le salaire ». Les premières grèves des loyers sont alors organisées.

Le 3 juillet 1969 à Turin des ouvriers de l’usine Fiat unis à des habitants du quartier de Nichelino manifestent et s’affrontent avec la police.


Malgré les conquêtes des luttes de la fin des années soixante (hausses salariales, libertés et droits dans les usines, nouveaux organismes de représentation…), au début de la décennie suivante, la restructuration productive et les premiers signaux de crise économique poussent les travailleurs à se réorganiser, notamment pour éviter que les augmentations de salaire, durement obtenues, ne soient englouties par l’inflation.

Avec le choc pétrolier de 1973 et l’expansion des mouvements autonomes, les pratiques d’autoréduction se diffusent largement.

Massification des occupations

Si des occupations de logements avaient déjà eu lieu à Rome dès les années cinquante, elles avaient surtout eu une portée symbolique, servant à faire pression sur les pouvoirs publics.

À partir de 1969, les mouvements d’occupation de logements vacants se multiplient : les prolétaires des périphéries de Rome, Milan, Turin, Naples qui vivent dans des conditions catastrophiques, s’organisent en Comités de quartiers pour pousser les mairies à réquisitionner les appartements et à les louer à un prix établi en fonction du revenu.

Avec la hausse de l’inflation provoquée par la crise de 1973, les occupations prennent un caractère de masse à partir du premier trimestre de 1974 et se heurtent à la violence de la répression des forces de l’ordre. Plusieurs centaines de familles obtiendront toutefois gain de cause : un logement, ainsi qu’un loyer ne dépassant pas 12 % de leur salaire.

Les luttes investissent aussi massivement les transports notamment à Turin, Milan et en Vénétie, où les actions sont organisées en fonction de la situation locale. Les transports constituent un nœud stratégique de pression, d’expression et de diffusion des luttes.

Tract pour l’autoréduction des factures d’électricité, Rome 1974. CC BY-SA

Action sur les transports et le prix de l’électricité

Les barrages routiers et le blocage des gares instaurent en effet un rapport de force avec les institutions tout en rendant visibles les protestations. Ces « chaînes de transport de la force de travail » deviennent également des médiums de diffusion des luttes grâce aux assemblées organisées dans les bus ou aux distributions de tracts au départ ou à l’arrivée des cars.

À ces formes de luttes, pratiquées depuis plusieurs années, s’ajoutent, surtout à partir de 1974, les autoréductions des abonnements de bus décidées de manière spontanée, ou à travers l’organisation de Comités de travailleurs pendulaires, en réponse aux augmentations des prix. La pression exercée sur les compagnies de transport est telle qu’elles acceptent souvent, comme à Milan, de revenir aux anciens tarifs.

Manifeste du groupe Potere operaio (Pouvoir Ouvrier) pour la gratuité des transports, Marghera (Italie), 1974. CC BY-SA


La même année, plusieurs centaines de milliers de factures d’électricité, dont les prix avaient explosé en été, sont « autoréduites » dans tout le pays. Là aussi, les militants s’organisent à travers la création de nombreux comités territoriaux chargés de recueillir les factures qui sont parfois brûlées, symboliquement, comme à Turin ou à Mestre.

Le mouvement prend une telle ampleur qu’en décembre, le gouvernement et les syndicats signent un accord pour réduire les tarifs. Malgré l’opposition de plusieurs comités aux nouvelles clauses, qui lient notamment une partie de la facture au prix du pétrole, laissant craindre une future augmentation, le mouvement perd son caractère de masse et se termine au cours des premiers mois de 1975.

Des prix politiques dans les supermarchés

Les luttes contre la vie chère investissent enfin les supermarchés, où l’inflation avait provoqué une forte augmentation des prix. À Marghera, par exemple, à partir de 1974, des collectifs autonomes organisent des rassemblements devant les supermarchés et empêchent leur accès pour imposer des prix politiques – des prix minimums qui ne doivent pas augmenter – à 50 produits de première nécessité tels que le pain, les pâtes ou l’huile d’olive.

La variété des formes et des objectifs de lutte, le caractère de masse, de même que l’organisation réticulaire sur le territoire, ont ainsi été les points forts du mouvement italien des années 70.

Un regain des autoréductions

Après plusieurs décennies de reflux des luttes sociales, ces pratiques réémergent avec la crise économique de 2008. En Grèce par exemple, le mouvement « Je ne paie pas » milite contre les péages d’autoroutes, les plages privatisées et pour la gratuité des transports puis, à partir de 2011, contre les taxes exceptionnelles imposées par la Troïka. En France différents collectifs, comme les « empêcheurs d’encaisser en rond » parisiens, organisent des autoréductions dans les supermarchés pour redistribuer les produits aux précaires touchés par la crise.

Plus récemment, les « gilets jaunes » ont intégré les autoréductions (péages et supermarchés) dans leur répertoire d’action, tandis que de nouveaux biens, tels que les produits périodiques ou les masques FFP2, sont visés par d’autres collectifs.

La forte inflation qui suit la crise sanitaire remet aujourd’hui la question du pouvoir d’achat au centre des débats. Et si les institutions ne sont pas capables d’en limiter les répercussions, les autoréductions pourraient revenir dans l’air du temps.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le11 mars 2022
Mis à jour le21 mars 2022