The Conversation : "Municipales : la France peut-elle se mettre au vert ? Conversation avec Simon Persico"
Simon Persico : Un premier point est important pour comprendre la dynamique électorale et la capacité d’attraction d’EELV. Les écologistes occupent une partie de l’espace laissé vide par le Parti socialiste depuis 2017. Pendant plus de 30 ans, le PS a structuré le système partisan français et dominé la gauche. Son affaiblissement apparaissait déjà aux municipales de 2014, lors desquelles il avait obtenu de mauvais résultats qu’on pouvait alors mettre sur le compte de la sanction à l’égard d’un gouvernement très impopulaire. Mais la sentence de 2017 – 6,4 % des voix – fut une déflagration dont le PS ne s’est pas vraiment remis.
Cet affaiblissement des socialistes s’est opéré, en 2017, au bénéfice d’Emmanuel Macron, sur sa droite, et de Jean‑Luc Mélenchon, sur sa gauche. Mais la France Insoumise (LFI) n’est pas parvenue à s’imposer comme un acteur pivot de cette recomposition. Notamment lors des élections européennes de 2019, où le parti n’avait obtenu que 6,31 % des voix, une tendance qui s’est confirmée également lors du premier tour des municipales de 2020. Le faible nombre de listes estampillées LFI et leur score assez modeste dans l’essentiel des communes où elles étaient présentes en témoignent. En parallèle, La République en marche (LREM) a perdu la majeure partie de son électorat inscrit à gauche – le choix de l’alliance avec la droite dans 85 % des fusions de second tour confirme et devrait conforter cet ancrage du parti présidentiel à droite de l’échiquier politique.
Les Verts ont profité en partie de cet espace laissé vacant. Évidemment, EELV est encore très loin du PS « des belles années ». Il n’y a pas grand-chose de comparable, aujourd’hui encore, entre les deux partis que ce soit dans le nombre de militants, d’élus, d’attachés d’élus, d’anciens ministres ou de moyens financiers. Le PS conserve encore une belle longueur d’avance organisationnelle sur EELV. La bonne tenue des listes emmenées par un·e candidat·e socialiste au premier tour dans plusieurs communes, surtout celles de taille moyenne ou dans lesquelles il disposait de sortants, témoignent également d’une certaine résistance locale. Il n’en demeure pas moins que, dans ce champ politique en bouleversement, EELV est sur la pente ascendante.
Le score de 13,5 % obtenu par EELV lors des élections européennes de 2019 avait commencé à renforcer sa légitimité au sein de ce grand bloc à la gauche d’Emmanuel Macron. Dans un contexte où aucun autre parti de cet espace ne dépassait 7 %, ce score a permis à EELV de retrouver et de recruter de nouveaux (ou d’anciens) militants, attirés par la dynamique retrouvée ; et cela a positionné plusieurs candidats Verts du point de vue local comme des interlocuteurs crédibles. Dans un espace politique affaibli et déstructuré, ils sont parvenus à convaincre de leur crédibilité.
Ce dynamisme s’observe dans le record de candidatures autonomes ou soutenues par d’autres forces de gauche au premier tour (152, dans les villes de plus de 30 000 habitants). Il s’observe aussi dans le score moyen obtenu par ces nombreuses listes, 16,4 %, plus de 6 points de plus qu’en 2014, et surtout leurs très bons scores dans les grandes métropoles les plus connectées à la vie politique nationale. Ces scores les mettent en capacité de se maintenir au second tour dans de très nombreux cas, en tête de la gauche dans plusieurs d’entre elles.
Le second tour sera donc déterminant. Alors que les alliances de second tour devant ou derrière le Parti socialiste (PS), le Parti communiste français (PCF) et, dans une moindre mesure, La France insoumise (LFI), sont la norme – à l’exception notable de Lille et Strasbourg –, cette dynamique se transformera-t-elle en victoires ? Combien de (grandes) villes les Verts vont-ils conquérir et conserver ? Ne conquérir aucune ou une seule ville en plus de Grenoble serait un demi-échec. Toute victoire au-delà de ce seuil sera sans doute perçue comme une victoire, même s’il faudra bien raison garder. Si la part d’élus écologistes dans les conseils municipaux augmentera considérablement seule une dizaine de communes de plus de 30 000 habitants pourrait être, dans le meilleur des cas, gouvernée par un maire écologiste au lendemain du 25 juin.
Comment les têtes de listes écologistes mènent-elles leur campagne et leurs listes, sur quels arguments et avec quelle légitimité ?
#Toulouse, #Lyon, #Marseille, #Annecy, #Nancy… Ces villes qui peuvent basculer aux municipales https://t.co/ZvHHocpFOu
— EELV Midi-Pyrénées (@EELV_midi_py) June 16, 2020
Sur la forme, les têtes de listes écologistes et leurs équipes se sont sans doute professionnalisées. Une attention plus importante que précédemment a été portée sur la communication politique, y compris dans le choix des candidates et candidats. Ce changement est lié au souhait d’apparaître comme crédible dans la conquête des mairies. Sur le fond, en revanche, les listes écologistes n’ont pas tellement changé d’argumentaire : les positions écologistes – sur les mobilités, l’énergie, la biodiversité ou l’alimentation – sont désormais beaucoup plus centrales dans le débat public. Ces enjeux ont aussi acquis une importance inédite aux yeux des citoyens.
Quel sera l’effet de la crise du Covid-19 sur cette situation ? D’un côté, on remarque l’apparition d’un cadrage de la crise centré sur le « monde d’après ». Ce cadrage promeut la relocalisation et la transformation des activités de production et de consommation, pour tenir compte des exigences écologiques. Il est porté par les organisations (ONG, syndicats, cellules de réflexion), les intellectuel·le·s et les responsables politiques d’une nébuleuse qui regroupe les champs de la gauche et de l’écologie, sans qu’on puisse vraiment les distinguer désormais. De l’autre, on voit que certains acteurs font primer l’urgence économique (et sociale : l’argument des emplois de court terme est très puissant) sur l’urgence écologique. Le second tour donnera une réponse provisoire à cette question, même si les dynamiques proprement locales, ainsi que les effets du Covid-19 sur la participation et la mobilisation, rendront hasardeuse toute lecture univoque des résultats.
L’écologie sociale : une forme de renouveau ?
Du côté du parti Europe Écologie Les-Verts (EELV), je ne pense pas non plus qu’on puisse parler de renouveau. Dès leur origine, et avant même le choix explicite de l’ancrage à gauche, en 1994, les Verts ont pris des positions très claires (voire radicales) en matière de politiques économiques et sociales : pour la réduction du temps de travail, le partage des richesses et le revenu minimum d’existence, par exemple.
Si leur priorité est la transition écologique, cela fait de très nombreuses années que l’on peut les classer à gauche sur la plupart des enjeux : inégalités socio-économiques, services publics, égalité femmes-hommes, droit des minorités, etc. Ce positionnement à gauche de l’échiquier politique se constate d’ailleurs pour la quasi-totalité des partis verts en Europe, mais il est encore plus marqué dans le cas des Verts français. Il se manifeste également dans les choix stratégiques. Si l’autonomie de l’écologie est mise en avant par certains de ses responsables, on voit que les nombreuses alliances qui ont été tissées dès le premier tour des municipales ne l’ont jamais été avec une force de droite.
Là où l’on peut percevoir une évolution, cependant, c’est plutôt dans le champ de la société civile écologiste. Les grandes ONG de l’environnement – Greenpeace, le WWF, la Fondation Nicolas Hulot, etc. – adoptent désormais des positions plus offensives sur la régulation du capitalisme ou à la réduction des inégalités. Depuis 2018-2019, sans doute favorisées par les mouvements des gilets jaunes et des marches pour le climat, les initiatives et prises de position qui réunissent les syndicats, les ONG de l’environnement et les grandes associations solidaristes ou humanitaires se multiplient, la crise du Covid-19 a également accéléré cette tendance. Tous ces acteurs semblent désormais converger dans l’idée que la lutte contre les inégalités et la lutte environnementale vont de pair. Dans le fond, rien d’étonnant : il est établi que les plus riches sont aussi, et de loin, les plus pollueurs.
Vous avez néanmoins montré que les droites en France ont toujours eu une relation ambivalente avec l’écologie jusqu’en 2015 comme vous le montrez dans votre article. Les mouvements actuels de « relocalisation », de « localisme » vont aujourd’hui de pair avec des discours identitaires et souverainistes. N’y a t-il pas un risque de « récupération » possible des enjeux écologiques par la droite française, et au-delà, par l’ensemble des forces en présence ?
La récupération de l’écologie est presque aussi ancienne que l’écologie elle-même ! Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande… : venus de la droite comme de la gauche, les discours enflammés sur la planète qui brûle se sont succédé depuis le début des années 1990. Cela a permis des avancées concrètes – la Charte de l’environnement, le Grenelle, pour ne citer que deux exemples – mais limitées. Deuxième problème : cette récupération est cyclique, avec des hauts et des bas – même si l’on ne retombe jamais aussi bas que lors de la phase précédente. Aujourd’hui, l’écologie atteint des records de visibilité dans les programmes et les discours de la plupart des responsables politiques. Il se peut que le soufflé retombe temporairement avant de se regonfler encore plus vigoureusement dans quelques années.
La récupération des enjeux environnementaux par les autres forces politiques est d’autant plus facile que l’écologie peut être politisée de manière très consensuelle, en s’en tenant à des déclarations d’intentions ou des promesses qui portent sur le long terme. C’est dans la mise en œuvre de ces promesses et la capacité à arbitrer pour l’environnement contre les intérêts économiques de court terme, que l’on peut évaluer la réalité de cette « conversion ». De ce point de vue, l’on voit bien où se situent les points de discussion les plus conflictuels entre les écologistes et les socialistes dans l’entre-deux tours : grands projets d’urbanisation, centres commerciaux, piétonnisation, etc. Et l’on voit aussi des différences importantes entre les politiques menées par Nicolas Florian à Bordeaux, Gérard Collomb à Lyon, Anne Hidalgo à Paris, ou encore Eric Piolle à Grenoble.
De manière plus générale, et malgré leur tentative d’apparaître parfois plus verts que les Verts, LREM, comme le PS ou Les Républicains (LR) avant elle, ont un bilan gouvernemental plus que nuancé sur le front de la transition écologique. Les Verts ne sont pas dans cette situation et n’ont encore jamais exercé de responsabilités exécutives de premier plan au niveau national. Dans un contexte de défiance à l’égard des responsables politiques, cela explique en partie pourquoi EELV est le parti dont les personnes interrogées dans les sondages ont la meilleure opinion.
Reste la tentative d’incorporer l’environnement à la pensée de la droite radicale, autour d’une conception identitaire de la souveraineté et du « localisme ». Celle-ci peut s’appuyer sur une doctrine développée historiquement dans le cadre de cercles de réflexion d’extrême droite, autour du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) notamment. Mais ces tentatives achoppent sur le fait que les électeurs de la droite radicale, au Rassemblement national comme à la droite de LR, attachent très peu d’importance aux questions environnementales. L’écologie, c’est le « fonds de commerce » des Verts. Pour la droite radicale, le fonds de commerce est tout autre : il s’agit du trio insécurité, immigration, islam. Que le RN tente de se constituer un corpus programmatique autour de l’environnement, n’a rien de surprenant. Mais il ne faut pas se tromper sur ce qui constitue son cœur de métier.
Existe-t-il un leadership crédible au sein de EELV pour mener ces programmes et les réaliser au sein d’un gouvernement (notamment suite aux échecs de personnalités comme Nicolas Hulot) ?
La leçon de l’expérience de Nicolas Hulot au gouvernement, et de tous les ministres issus du champ de l’écologie avant lui (Corinne Lepage, Dominique Voynet, Cécile Duflot, Pascal Canfin,etc.) est double : premièrement, aussi haut soit-il dans le rang protocolaire, un ministre écologiste ne peut pas faire grand-chose face à un Président, un Premier ministre et un ministre de l’économie et des finances qui ne font pas de la transition écologique leur priorité. Toutes et tous ont décrit leurs nombreuses défaites dans les arbitrages gouvernementaux. Deuxièmement, indépendamment de la couleur politique du gouvernement, tous les ministres de l’environnement ont témoigné des résistances très fortes de l’appareil étatique et des principaux acteurs industriels, financiers et agricoles. C’est sur ce diagnostic d’impuissance que s’est construite l’ambition affichée par les écologistes quant à la conquête du pouvoir national.
Se pose alors la question de savoir si EELV dispose de candidates ou de candidats qui pourraient bien figurer, voire remporter l’élection présidentielle. A priori, cela relève de la gageure. Cette élection cardinale n’a jamais était favorable, et c’est un euphémisme, aux écologistes, puisque le meilleur score en date est celui de Noël Mamère en 2002, où il avait obtenu 5,3 % des voix.
Cela étant dit, la radicalité des transformations de la vie politique, en France comme ailleurs, empêche d’être catégorique. Après tout, la dernière élection a vu la percée inattendue de Jean‑Luc Mélenchon dans le camp de la gauche. Plus prosaïquement, elle a permis l’élection d’un Président de la République inconnu d’une large majorité de Français trois ans auparavant. Dans un tel contexte, une ou un candidat issu des rangs d’EELV, qui serait parvenu à contenir le nombre et la crédibilité d’autre candidatures de gauche au premier tour, comme les écologistes ont parfois su le faire aux élections municipales, soit par des alliances, soit, plus rarement, en s’imposant dans la campagne, pourrait avoir de réelles chances.
EELV dispose d’un vivier très limité de candidates ou de candidats crédibles a priori, ce qui s’explique par la faiblesse organisationnelle dont on a parlé, et une tradition de turn-over, de trahison ou d’éloignement parmi les cadres dirigeants. Deux personnalités semblent toutefois ressortir à ce stade : Eric Piolle, maire EELV de Grenoble, et Yannick Jadot, député européen.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que ces deux personnalités incarnent des lignes stratégiques légèrement divergentes : plus tournée vers les autres forces de gauche, dans les partis comme la société civile, pour le maire de Grenoble ; plus orientée autour de l’autonomie de l’écologie politique pour le député européen. À ces candidats issus du parti EELV en tant que tel, il faut aussi ajouter des personnalités de la société civile ou même, c’est moins probable, de la gauche plus classique, qui pourraient représenter ce camp lors de l’élection présidentielle.
Quel est le poids des jeunes dans ce mouvement politique, notamment depuis l’émergence des Marches pour le climat et de différents mouvements portés par les jeunes ?
L’âge est, parmi les variables sociodémographiques explicatives du vote « écolo », l’un des plus déterminants du vote. C’était déjà vrai jadis : les plus jeunes ont toujours plus voté « écolo » que leurs aînés. Cela étant rappelé, on observe un mouvement assez massif de la dernière génération, celle des 18-24 ans qui, si elle s’abstient très largement, « survote » aussi pour les écologistes – aux Européennes comme aux municipales.
L’avenir nous dira si ce phénomène relève d’une mobilisation conjoncturelle d’électrices et d’électeurs volatiles ou s’il s’agit d’un réalignement de plus grande ampleur, avec l’entrée dans le corps électoral de jeunes générations pour lesquelles l’écologie est déterminante. À l’inverse, les catégories de la population les plus âgées, socialisées aux élections dans des temps où les enjeux structurants n’étaient pas les mêmes, sont les moins susceptibles de voter écologiste. Le niveau de diplôme joue aussi un rôle important – plus on est diplômé, plus on est susceptible de voter pour EELV. À l’inverse, le revenu est loin d’être la variable la plus importante pour expliquer le vote pour les écologistes.
Quel est l’enjeu du New Green Deal ? Et quels sont les prochains jalons pour une politique verte ?
La question du moment, c’est celle l’impact écologique des politiques de sortie de crise. Le contexte de récession prononcé pour faire suite au ralentissement temporaire, mais brutal, des économies, a ouvert un espace à la confrontation des idées. Faut-il relancer tous les secteurs de l’économie indépendamment de leur impact écologique ? L’affrontement entre des cadrages antagonistes de la crise, dont je parlais précédemment, se retrouve à toutes les échelles : au niveau local, dans le cadre de cette campagne pour les municipales.
Au niveau national, ce débat est particulièrement vif, et il va retrouver de la vigueur avec la présentation des propositions de la Convention citoyenne pour le climat, dont le sort dira beaucoup de la volonté de respecter cette innovation démocratique et d’engager la transition écologique. Du point de vue européen, la Commission européenne promet 1 000 milliards d’euros pour son Green Deal, mais une série de questions demeure : la mission de la Banque centrale européenne sera-t-elle élargie pour tenir compte de l’urgence ? Comment engager le désinvestissement à l’égard des industries fossiles ou les plus dépendantes du pétrole ? Comment garantir une forme de prospérité qui ne passe pas par la croissance d’une grande partie des secteurs de l’économie qui dépendent intrinsèquement des énergies fossiles ou de la surexploitation des ressources naturelles ?
Poser ces questions, c’est mesurer les difficultés qui ne manqueront pas de se présenter aux gouvernants, s’ils souhaitent être conséquents en matière de politiques économiques et environnementales. Si les écologistes souhaitent justement être les gouvernants, il faut aussi qu’ils apportent des réponses concrètes et crédibles à ces épineuses questions et qu’ils démontrent leur capacité à les mettre en œuvre. On voit l’ampleur de la tâche.
Simon Persico, Professeur des Universités en science politique, Université Grenoble Alpes
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le25 juin 2020
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