The Conversation : "S’imposer dans un monde concurrentiel : les trois leçons des rappeurs de la série « Validé »"
La première saison en 10 épisodes de la série télévisée Validé, créée par Franck Gastambide, Charles Van Tieghem, Xavier Lacaille et Giulio Callegari aborde l’ascension d’un jeune rappeur, Apash, incarné par le (vrai) rappeur Hatik, au sein du rap game, terme désignant l’univers (impitoyable) de l’industrie musicale du rap.
Entre collaborations plurielles, stratégies de visibilité et gestion du buzz, l’industrie du rap s’avère une nouvelle fois être source d’inspiration(s) et de respiration(s) stratégiques.
La collaboration au cœur des parcours
Le rap game est un milieu hyperconcurrentiel, aux temporalités de plus en plus courtes, chaque nouvel artiste ou nouveau projet tendant à éclipser le précédent :
« Le rap c’est embouteillé gros… Chaque semaine y’a Booska-P ou Daymolition (médias spécialisés) qui sortent de nouvelles têtes, des mecs avec des looks de ouf, des flows qu’t’as jamais entendu de ta vie. » (épisode 3)
Cette hyperconcurrence est structurelle : les places sur le devant de la scène sont à la fois convoitées et éphémères.
L’un des premiers enseignements stratégiques de la série est l’importance des collaborations : il paraît utopique de « percer dans le rap » tout seul. Ces collaborations débutent dès le premier cercle du rappeur : son entourage proche génère tout à la fois opportunités et menaces.
Le premier réflexe d’Apash a été de s’entourer de ses deux fidèles amis, William – devenu son manager improvisé – et Brahim, assurant le rôle de community manager en charge des réseaux sociaux de l’artiste. Parallèlement, Apash doit composer, malgré lui, avec le gérant du réseau de drogue de son quartier et son équipe, revendiquant violemment la paternité de la carrière du rappeur, ainsi que les « galériens » du quartier, lui reprochant de « ne pas les faire croquer » et de « se la raconter » depuis ses premiers succès.
Les collaborations entre rappeurs sont également décisives : parfois sincères et sans réel calcul stratégique (quand Soprano, jouant son propre rôle, « donne de la force » à Apash, épisodes 5 et 9), la frontière entre coopération et compétition est toutefois beaucoup plus floue qu’il n’y paraît, nous amenant à parler de coopétition (combinant coopération et compétition).
Les featuring, désignant la participation d’un artiste sur le projet d’un autre, sont rarement anodins : volonté de Mastar de surfer sur le buzz naissant autour d’Apash (épisode 1), détermination à être le meilleur du duo (épisode 2), ou encore stratégie d’alliance avec Lacrim, ennemi juré de Mastar (épisode 4)… jusqu’aux fameux clashs (Karnage à Apash, épisode 8). Nous pouvons également citer le cas de vol d’instrumental (épisode 4), de menaces (Mastar à Apash : « Ce game tu l’oublies… j’vais t’faire une guerre t’es pas prêt », épisode 4) ou de moqueries sur les ventes cumulées (épisode 5) : l’allié de la veille peut devenir l’ennemi du jour, au service, essentiellement, de la visibilité et du buzz (que nous aborderons plus loin).
Les collaborations avec les maisons de disque, majors ou labels affiliés, sont souvent incontournables : avec pour principal baromètre les ventes physiques et streams de l’artiste (épisode 2), elles l’accompagnent, participent à la réflexion stratégique et artistique des projets, versent des avances à la signature du contrat, et prennent en charge la distribution des CDs…
Cet accompagnement peut d’ailleurs donner lieu à des luttes de territoires avec l’artiste (Mastar au responsable du label Jangle : « Contente-toi de mettre les CDs dans les bacs, et moi je m’occupe de l’artistique c’est bon ? », épisode 2). La volonté de William de faire monter les enchères en faisant le tour des maisons de disque (épisode 3), de renégocier le contrat au vu du succès d’Apash (épisode 8) ou de créer son propre label au sein d’Omega (épisode 10) illustre également une collaboration essentiellement basée sur la recherche du rendement le plus rapide en un minimum de temps. Les places sont chères, le rendement doit être maximisé.
Occuper l’espace médiatique
Dans le rap game, il faut être visible, et tous les moyens semblent bons pour y parvenir. Les réseaux sociaux apparaissent ainsi comme LE média prioritaire et incontournable des rappeurs : performances ou freestyles (sorte d’improvisation libre) diffusés en live, enregistrements en studio, annonce de la sortie d’un projet, soutien d’un artiste ou simple volonté d’échanger avec son public. Ils constituent, grâce à l’usage exponentiel des smartphones, la meilleure caisse de résonance des rappeurs, leur permettant d’occuper au mieux l’espace médiatique, dans une époque marquée par le culte de l’instantanéité et la recherche du moment inédit, au cœur de l’évènement.
Les médias spécialisés sont également incontournables, notamment durant les périodes de promotion : émissions spéciales chez Skyrock (épisodes 1 et 7) ou Mouv’ (épisodes 5 et 8), interactions directes avec les auditeurs via des hashtags dédiés, diffusion de morceaux en exclusivité, etc. Le passage d’un morceau en « haute rotation », généralement après un succès en stream, apparaît comme une forme d’aboutissement, du moins un passage obligé dans une stratégie de visibilité nationale, voire internationale :
« Laurent Bouneau (patron de Skyrock) adore le morceau, il le passe à 5 rotations par jour. » (épisode 2)
Ces médias sont d’autant plus importants qu’ils tendent à adopter une approche généralement bienveillante et centrée sur la dimension artistique (Booska-P, Rapelite etc.). Les médias généralistes quant à eux s’intéressent moins au contenu artistique qu’au phénomène médiatique incarné par le rappeur (cas de l’émission TPMP, épisode 5), mais sont incontournables dans l’optique d’une visibilité globale, au-delà de la sphère rap.
L’occupation de l’espace médiatique peut également s’opérer via la sortie de nombreux morceaux en streaming (« Avec le stream plus on a de morceaux mieux c’est », épisode 4) ou la participation à des évènements sponsorisés par de grandes marques (cas de la « soirée Adidas »), regroupant des artistes de premier plan et notamment couverts par des influenceurs, disposant d’une importante exposition médiatique et pouvant jouer le rôle de relais d’opinion (épisode 5). Entre le rap et les médias, c’est une longue histoire.
Gestion du buzz : voie vers le succès ou l’oubli
Au-delà des collaborations et de l’occupation de l’espace médiatique, la gestion du buzz est toute aussi importante qu’indécise. Ce bouche-à-oreille virtuel, évalué par le nombre de vues, de likes et de partages sur les réseaux sociaux ou plates-formes digitales est un baromètre du succès, pouvant faire et défaire des carrières.
Le succès fulgurant d’Apash (épisodes 1 et 2), la volonté de « clipper le morceau qui buzz » (épisode 2), de « signer tant qu’il y a du buzz » (épisode 3), la bagarre de Mastar à Aubervilliers et son entrée en prison le jour de la réédition de son album (épisode 5), le concert surprise d’Apash (épisode 6) sont autant d’exemples qui le prouvent : le buzz est partout. Il peut s’agir également d’un bad buzz : une émission grand public qui tourne mal (épisode 5), une salle de concert vide (épisode 6), des appels au boycott et des dates annulées (épisode 9).
Plus que le buzz en lui-même, peu évident à contrôler, l’important est de le gérer, de « surfer dessus », de rebondir en faisant preuve de créativité et d’ingéniosité au profit de son image et de sa carrière, par exemple en trouvant le bon concept, le « truc » qui fera parler (Mastar : « Aujourd’hui, tous les p’tits font des coups de pub », épisode 10).
Collaborations, visibilité et buzz : ce triptyque apparaît ainsi décisif dans le processus de « validation » par le rap game. La seconde saison, actuellement en cours d’écriture, pourrait éclairer sous un jour nouveau ce triptyque. Elle pourrait aussi aborder, entre autres, la gestion d’un label indépendant, celle d’une communauté ou fanbase, la place des femmes dans le rap, la gestion du succès et la question de la pérennité, ou encore l’incompatibilité probable entre street-credibility (niveau de respect que la rue attribue à une personne par rapport à son attitude, son passé) et succès commercial.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mis à jour le5 mai 2020
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Les auteurs
Maître de conférences en sciences de gestion - Université Savoie Mont Blanc,
Membre de la chaire Management et Santé au travail - Université Grenoble Alpes
Hugo Gaillard
Docteur en Sciences de Gestion et enseignant en GRH
Le Mans Université