The Conversation : "Schengen à l’épreuve du coronavirus"

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Quel parallèle peut-on tracer entre la gestion par les pays de l’espace Schengen de la crise des migrants en 2015 et leur réaction à l’actuelle épidémie sanitaire ?
Dans son remarquable ouvrage La peur en Occident, l’historien Jean Delumeau avait identifié, parmi les craintes structurant les comportements collectifs, celle de l’invasion et celle de la maladie. En l’espace de moins de cinq années, l’Europe s’est trouvée confrontée à ces deux peurs. Le parallèle entre les deux dangers – parlons ici des perceptions – est particulièrement saisissant.

Crise des migrants et crise sanitaire : deux phénomènes rapides et de grande ampleur

Il s’agit en premier lieu de la gravité et de l’ampleur du phénomène. En 2015, l’Union européenne a dû gérer une entrée massive et non autorisée de ressortissants non européens. La crise était inédite. D’après l’agence européenne Frontex, plus d’1,8 million de franchissements ont été comptabilisés au cours de cette année-là. Quant à l’épidémie du Covid-19, il est pour l’heure difficile de la chiffrer, eu égard au caractère évolutif de la situation. Toutefois, elle est, de par son ampleur, considérée comme une crise sanitaire qualifiée de grave par le Conseil scientifique français.

Il s’agit en deuxième lieu de la rapidité du phénomène enregistré et du décalage dans la réaction politique. Le Parlement européen avait d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme sur la crise migratoire annoncée dans une résolution approuvée dans le sillage de la réunion extraordinaire du Conseil européen du 23 avril 2015. Il avait souligné à ce propos le caractère préoccupant de la situation et son aggravation rapide dans un futur proche. Or la mise en ordre de bataille institutionnelle ne s’est véritablement opérée qu’en septembre 2015. De surcroît, l’Union ne s’est substantiellement mobilisée qu’après la réunion informelle des chefs d’État et de gouvernement des 23 septembre 2015. Il a fallu attendre mi-octobre pour observer une structuration de l’action publique autour de la mise en place de mesures à court et à moyen terme (par exemple l’accélération du déploiement des centres de gestion de crise, les hotspots, en Grèce et en Italie).

Le phénomène du Covid-19 présente, du moins au premier abord, des traits de caractère semblables : d’un côté, un passage du stade pré-épidémique à une forme pandémique en quelques semaines seulement et, de l’autre, une réaction politique tardive marquée par une réunion des chefs d’État et de gouvernement de l’UE le 17 mars 2020, sur demande d’ailleurs du président de la République, ceci alors même que l’Italie avait instauré un régime de « zone protégée » visant quinze millions d’habitants le 9 mars 2020.

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Quel rétablissement des frontières ?

Le parallèle ne s’arrête pas là. Un autre constat est le mouvement désordonné de fermeture des frontières intérieures de l’espace Schengen, tant en 2015 qu’en 2020. Certes, le code frontières Schengen, qui régit le rétablissement des frontières intérieures, prévoit des hypothèses de réintroduction des contrôles et définit la « menace pour la santé publique » comme « toute maladie à potentiel épidémique telle que définie par le règlement sanitaire international de l’Organisation mondiale de la santé ». Néanmoins, le code ne prévoit pas en tant que tel le rétablissement des frontières pour ce motif.

Il reste que la Commission européenne, dans ses lignes directrices publiées le 16 mars 2020, accepte une interprétation sous l’angle de la santé publique, tout en rappelant l’importance, pour les États membres, de n’appliquer aucune mesure de nature à mettre en péril l’intégrité du marché unique des biens, notamment quant aux chaînes d’approvisionnement. Or la fermeture désordonnée et unilatérale des frontières intérieures à l’espace Schengen, c’est-à-dire sans concertation, est en contradiction avec l’interprétation – au demeurant souple – du Code. Là encore, le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures en cascade et en ordre dispersé rappelle ceux de 2015, en violation des dispositions du Code révisé à l’issue de la crise migratoire de 2011.

Sous-utilisation des moyens existants

Mais il y a plus grave, et c’est encore un point de convergence supplémentaire entre les deux événements. Il s’agit de la sous-utilisation des instruments européens existants. En 2015, les États membres confrontés à l’afflux de migrants n’ont fait appel que tardivement aux outils européens, notamment en matière de protection civile. En 2020, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), qui constitue la structure européenne chargée d’assurer la détection précoce des menaces épidémiques émergentes pour l’UE, n’était pas suffisamment alimenté en données sanitaires par les États membres.

Cette attitude témoigne de la prévalence de la réponse individuelle et non coordonnée apportée par les États membres face à l’urgence sanitaire. L’Italie a déploré le refus de la France et de l’Allemagne concernant l’envoi de masques et a dénoncé l’inertie des institutions européennes sur ce manque de solidarité.

Là encore, l’histoire semble bégayer, puisque le recloisonnement de l’espace Schengen est le symptôme d’une gestion individuelle de la crise. En 2015, les États situés en aval de la route migratoire des Balkans, tour à tour la Macédoine du Nord, la Serbie et la Hongrie, laissaient les flux de migrants transiter sur leur territoire, abandonnant aux États situés en amont – par effet de vase communicants la Serbie, la Hongrie et l’Autriche, la responsabilité de régler la question migratoire. C’est ce que la Commission européenne avait qualifié de politique du « laisser passer ». En retour, ces États situés en aval des flux introduisaient des contrôles hermétiques de manière à bloquer ceux-ci en amont de leur frontière sud. Cette absence de coordination (initiale, car la fermeture de cette route s’est opérée par la suite en concertation) générait un goulot d’étranglement à la lisère de la frontière (le blocage le plus spectaculaire étant celui de la frontière hongroise), à charge pour l’État en amont (la Serbie dans l’exemple de la frontière hongroise) de gérer l’afflux massif de migrants à une portion de sa frontière nord.

Quelle répartition des compétences entre l’UE et les États membres ?

Cette absence de solidarité est aggravée par le fait que les politiques migratoires (au sens d’entrée et de séjour supérieur à trois mois) sont de la compétence individuelle des États membres au regard du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE). Or les États membres n’ont pas fait les mêmes choix. Ainsi, l’Allemagne avait, pour un temps du moins, opté en faveur d’une politique accueillante. En contraste, les pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) se montraient hostiles à toute forme d’admission des migrants.

De nouveau, un parallèle peut être fait avec la situation actuelle, puisque les compétences en matière de santé relèvent, au vu des dispositions du TFUE, avant tout des États membres. Autrement dit, ceux-ci conservent la mainmise sur les choix dans la réponse à apporter à la crise du Covid-19, l’Union ne pouvant leur imposer une option spécifique. Bien qu’il semble y avoir une certaine convergence de la gestion de la crise, il faut néanmoins relever une permanence d’approche différenciée entre États membres, les Pays-Bas et la Suède ayant opté en faveur de choix sanitaires distincts, au risque de mettre à mal les efforts menés par leurs partenaires.

Va-t-on dès lors vers une crise institutionnelle de même ampleur que celle de 2015 ? Il semble que non. Si la crise sanitaire est indéniable, il apparaît que l’Union a tiré les leçons de la crise migratoire. Il importe de relever, en effet, que le processus de structuration de la réponse de l’Union est plus rapide. En témoignent les mesures identifiées par le Conseil réunissant les ministres de la Santé le 13 mars 2020, de même que les lignes directrices de la Commission adoptées le 16 mars, qui visent d’une part à protéger la santé publique en déployant un éventail de mesures sanitaires et, d’autre part, à renforcer les frontières extérieures en appliquant une restriction temporaire des déplacements à destination de l’UE pour une période de 30 jours. Cette limitation fait d’ailleurs partie des cinq priorités identifiées par le Conseil européen du 17 mars.

Une réaction relativement rapide

Le recloisonnement de l’espace Schengen apparaît donc comme la répétition d’une approche désordonnée de l’urgence sanitaire. Pour autant – et c’est l’élément central –, la grande différence entre la gestion des crises de 2015 et de 2020 réside dans la temporalité. Si la coordination entre États membres se fait encore attendre, l’action européenne se met en place progressivement, même si, on l’a vu, l’Union aurait dû se montrer encore plus réactive (à l’image des États membres au demeurant). Il apparaît par conséquent erroné de croire que l’UE reste passive face à la propagation de l’épidémie, un tel recloisonnement de l’espace Schengen s’apparentant à un « sauve-qui-peut » national.

Il convient de citer parmi les mesures prises (la liste n’étant pas exhaustive, puisqu’elles se renforcent au fil du temps) :

  • la mobilisation du programme européen de recherche Horizon Europe ;

  • la montée en puissance du mécanisme d’échange d’information en cas de crise (dispositif dit IPCR) ;

  • le déblocage par la Commission européenne de 37 milliards d’euros pour soutenir l’économie ;

  • l’adoption par la BCE d’un vaste plan d’urgence dénommé « programme d’achat urgence pandémique » (ou PEPP) ;

  • la création d’une réserve stratégique de matériel médical (masques et ventilateurs) dans le cadre du dispositif européen de sécurité civile rescEU ;

  • l’activation du Mécanisme européen de protection civile pour aider au rapatriement des citoyens européens à l’extérieur de l’UE.

Il faut surtout noter que cette réponse tend à s’organiser rapidement, ceci alors même que le cœur des compétences, non seulement en matière de santé, mais aussi en matière économique ou sécuritaire (au sens de la police de sécurité publique), reste national.

Pour conclure, les propos pertinents du président du Conseil européen, Charles Michel, méritent d’être révélés car la priorité demeure, en tout état de cause, l’urgence sanitaire : « Le débat n’est pas institutionnel : quand la maison brûle, on ne s’occupe pas de la facture d’eau ! On doit travailler avec les moyens existants pour sauver des vies et limiter l’impact économique et social de la crise. À l’avenir, il sera sans doute nécessaire de tirer les leçons institutionnelles de cette crise. »The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Publié le24 mars 2020
Mis à jour le24 mars 2020